PRISE D’AFRINE PAR L’ARMÉE TURQUE

La fin du rêve d’un État kurde ?

Après avoir aidé la coalition combattant le groupe État islamique à chasser ces djihadistes radicaux de leurs fiefs dans le nord de la Syrie, les forces kurdes viennent de subir un important revers, sans une seule protestation de la part de leurs anciens alliés internationaux.

Dimanche, l’armée turque, aidée par des groupes rebelles syriens, est entrée en territoire syrien pour prendre le contrôle de la ville d’Afrine, l’une des trois enclaves tenues par les Kurdes dans le nord de la Syrie.

Pour les Kurdes, la perte d’Afrine représente une lourde défaite, autant symbolique que politique. Et pourrait signer la fin de leur rêve de voir s’établir un État kurde dans la région.

Il pourrait aussi s’agir du début d’une vaste offensive turque contre les deux autres enclaves kurdes dans le nord de la Syrie.

Survenue après deux mois de combats, la chute d’Afrine a d’abord et avant tout des retombées humanitaires. Plus de 200 000 civils ont dû fuir la ville, s’ajoutant aux millions de Syriens déplacés depuis le début de la guerre civile, il y a sept ans.

« Les gens qui ont des autos dorment dans leurs autos, ceux qui n’en ont pas dorment sous les arbres, avec leurs enfants », selon ce qu’un membre de l’autorité civile kurde d’Afrine, Hevi Mustafa, a confié à l’agence Reuters.

Mais la chute d’Afrine entraîne aussi des conséquences politiques pour les trois parties impliquées : le régime syrien, les Kurdes et la Turquie.

CONSÉQUENCES POUR LES KURDES

Comparativement aux autres territoires kurdes en Syrie, la région d’Afrine forme un tout petit triangle dans l’ouest du pays. Malgré ses dimensions relativement modestes, ce territoire revêt une grande importance symbolique pour les Kurdes, signale Fabrice Balanche, géographe et spécialiste du Moyen-Orient à l’Université Lyon 2.

D’abord, parce qu’il s’agit d’une région kurde à 90 %, contrairement au reste du Kurdistan syrien, ethniquement moins homogène. Les Unités de protection du peuple (YPG, combattants kurdes) y ont plus d’appuis qu’ailleurs.

Ensuite, parce que c’est aussi une région très combative. « Les trois quarts des chefs des YPG viennent d’Afrine, pour eux, la chute de la région est psychologiquement horrible », dit Fabrice Balanche.

Il faut savoir aussi qu’au cours des dernières années, les YPG avaient fortifié cette région montagneuse.

En d’autres mots, si ces derniers n’ont pas réussi à protéger une région fortifiée, montagneuse et majoritairement favorable à la cause kurde, comment empêcheront-ils les Turcs de gagner les batailles dans le centre et l’est de la Syrie, sur un terrain plus plat et occupé par une population moins acquise aux YPG ?

La chute d’Afrine est le signe que « le rêve d’un État kurde en Syrie est anéanti », tranche Fabrice Balanche. Les Kurdes n’imaginaient jamais perdre Afrine. Le choc est d’autant plus dur.

Politologue à l’Université d’Ottawa, Thomas Juneau est moins tranchant. Il ne croit pas que la chute d’Afrine soit « catastrophique » pour les Kurdes. Mais ça n’en est pas moins un « développement extrêmement important », dit-il.

TRAHISON

Lors d’un récent voyage au Kurdistan syrien, en janvier dernier, Fabrice Balanche a eu l’occasion de s’entretenir avec plusieurs chefs militaires kurdes. Ils étaient tous convaincus qu’ils pouvaient compter sur l’appui militaire des États-Unis, compte tenu du rôle qu’ils avaient joué dans l’offensive contre le groupe État islamique, raconte-t-il.

L’offensive contre Afrine a mis en lumière le fait que dans le jeu des alliances, ils ne font pas le poids face à la Turquie, alliée de l’Occident et membre de l’OTAN.

« Ils croyaient que la communauté internationale avait une dette envers eux, ils n’imaginaient pas que l’Occident les laisserait tomber comme ça. »

— Fabrice Balanche, géographe et spécialiste du Moyen-Orient à l’Université Lyon 2

Du coup, les Kurdes se retrouvent entre le marteau et l’enclume, analyse Fabrice Balanche. Ils ont le choix entre résister à la Turquie, sans aucun appui international, « et changer de camp et essayer de s’entendre avec Bachar al-Assad et Moscou ».

CONSÉQUENCES POUR LA TURQUIE

Pour le président turc Recep Tayyip Erdogan, la victoire est totale. « Il vient de se tailler une zone d’influence en Syrie », note Fabrice Balanche. Il vient aussi d’asséner un coup dur aux Kurdes de son propre pays, qui suivaient avec espoir l’expérience d’autonomie territoriale des Kurdes syriens.

Fabrice Balanche est convaincu que la chute d’Afrine n’est que le prélude à une offensive plus vaste contre les autres enclaves kurdes du nord de la Syrie. Erdoğan a déjà évoqué l’idée de se lancer, dans une prochaine étape, à l’assaut de la ville de Manbij, un peu plus à l’est. Poursuivra-t-il ensuite vers Kobané ou Hassaké, autres fiefs kurdes dans le nord de la Syrie ?

« Pourquoi s’arrêterait-il, puisque personne n’a réagi jusqu’à maintenant ? », demande Fabrice Balanche.

« Il y a une bonne possibilité que les troupes turques continuent à se déplacer vers l’est », renchérit Thomas Juneau.

Contrairement à Afrine, ces territoires bénéficient en principe d’une présence militaire des États-Unis. Mais selon Thomas Juneau, « l’alliance avec la Turquie risque d’être plus importante pour les États-Unis que leur appui aux Kurdes ».

CONSÉQUENCES POUR LE RÉGIME SYRIEN

Un voisin hostile au régime de Bachar al-Assad vient d’envahir une partie du territoire syrien : pour ce dernier, ce n’est de toute évidence pas une bonne nouvelle.

Mais du même coup, ce même voisin a infligé des pertes aux Kurdes syriens, ce que le régime syrien ne peut que voir d’un bon œil. Bref, retombées mitigées : ni tout à fait une victoire ni tout à fait une défaite.

Syrie

Ankara promet d’étendre son offensive, Washington « préoccupé »

Les États-Unis ont mis en garde Ankara, son allié au sein de l’OTAN, et ont exprimé leur « profonde préoccupation » quant à la situation à Afrine, alors que la Turquie a annoncé sa volonté d’étendre son offensive à d’autres zones du nord de la Syrie. En prenant Afrine dimanche avec l’aide de supplétifs syriens alliés, « nous avons laissé derrière nous l’étape la plus importante de l’opération » lancée le 20 janvier dans le Nord-Ouest syrien, a déclaré hier le président turc Recep Tayyip Erdogan. Mais « nous allons poursuivre ce processus jusqu’à la destruction totale de ce corridor constitué de Minbej, Aïn al-Arab [nom de Kobané en arabe], Tal Abyad, Ras al-Aïn et Qamichli » dans le Nord syrien, a averti M. Erdogan. Des troupes américaines, qui continuent de soutenir les combattants kurdes dans la lutte contre le groupe État islamique (EI), sont actuellement stationnées à Minbej, à une centaine de kilomètres à l’est d’Afrine. Washington a mis en garde Ankara, exprimant hier sa « grave et croissante préoccupation » par rapport à cette offensive qui a détourné l’attention du combat contre l’EI, lequel « se reconstitue dans certaines zones ».

— Agence France-Presse

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