Gilles Vigneault

Le chêne immuable

Il a écrit des centaines de textes, poèmes, contes, chansons, comptines. Par son œuvre, il a contribué à définir ce qu’est le pays, mais il a aussi composé parmi les plus belles chansons d’amour de la langue française. Gilles Vigneault, qui lance cet automne un joli recueil de poésie ainsi qu’un disque émouvant sur lequel il a réenregistré une douzaine de ses premières chansons, aura 90 ans samedi. Mais il n’en fait pas beaucoup de cas.

« Je tiens à vous le dire tout de suite, ce n’est pas un exploit. Quand j’étais jeune, on disait des gens de 90 ans qu’ils étaient des vieillards… Des vieux plus vieux que vieux. Mais aujourd’hui, on est de plus en plus nombreux. L’autre jour, j’ai rencontré une dame de 103 ans et je lui ai demandé sa recette. Elle m’a dit : Don’t forget to breathe. »

Nous avons rencontré Gilles Vigneault mardi dans son studio de Saint-Placide, dans les Basses-Laurentides. Situé tout près de sa maison, c’est l’endroit où il compose et répète ses spectacles, donne des ateliers à de jeunes auteurs-compositeurs-interprètes et accorde des interviews.

On nous avait alloué 30 minutes d’entrevue avec possibilité d’étirer le temps un peu. Nous avons passé près de deux heures avec le poète de Natashquan – juste réussir à le faire s’asseoir et cesser de discuter avec le photographe dont le nom de famille, Skinner, l’intéresse beaucoup aura pris une bonne quinzaine de minutes.

Cerveau aiguisé

L’homme se tient toujours aussi droit, même si sa stature semble un peu fragile. Le regard bleu est un peu plus pâle, l’ouïe pas toujours parfaite, et les hésitations sont nombreuses lorsqu’il récite un poème, mais il est enjoué et attentif. Quand même, il faut lui demander, au nom de tous ceux et celles qui l’aiment : « Comment allez-vous, monsieur Vigneault ? »

« Je vais très bien. La preuve, en ce moment, je suis en train de faire une interview. J’aime répondre à des questions, ça oblige à faire marcher les roulettes et ça aiguise le cerveau. »

C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles il fait, depuis quelques années, des spectacles-conférences où il chante un peu et parle beaucoup en répondant aux questions du public.

« C’est comme une longue entrevue avec beaucoup de monde. J’aime ça parce que ça soulève des discussions, une conversation. Einstein disait : “La personne qui a posé des questions intéressantes a plus fait pour l’humanité que celle qui a tenté d’y répondre.” »

— Gilles Vigneault, à propos des spectacles-conférences qu’il donne depuis quelques années

On constate en tout cas que la méthode fonctionne : son esprit est toujours aussi vif et aiguisé. Au gré de nos questions et de ses digressions, Gilles Vigneault se promène dans le temps et les concepts, d’une comptine que sa mère lui chantait lorsqu’il avait 3 ans à la définition du mot étymologie. Il chante un bout de La danse à Saint-Dilon, dit sa passion pour l’alexandrin – « C’est ma façon de mettre un peu d’ordre dans le chaos qui m’habite » – et parle des plus récentes découvertes sur les arbres. Un bon tiers de son nouveau recueil de poésie, Le chemin montant, leur est d’ailleurs consacré.

« Les arbres, c’est la mémoire de la terre. On a beaucoup à apprendre d’eux, il s’agit de les écouter. C’est l’arbre qui m’a appris ça : va voir aux racines si tu veux bien connaître la feuille, le fruit, la fleur », dit Gilles Vigneault, qui écrit toujours, chaque jour, depuis plus de 40 ans. « C’est comme ça que je garde ma main d’écriture. »

Période prolifique

En plus du recueil Chemin montant, qui sera en librairie à compter de samedi, Gilles Vigneault lance cet automne un album, Ma jeunesse, sur lequel il réinterprète ses premières chansons. Mon pays, Quand vous mourrez de nos amours, Si les bateaux, Jack Monoloy, Les gens de mon pays : toutes écrites au début des années 60, alors qu’il venait d’avoir 30 ans, plusieurs d’entre elles sont devenues des classiques absolus.

Que lui rappelle cette période prolifique et bouillonnante ? « La hâte. D’écrire, de dire, de lire. De rencontrer des gens aussi, d’apprendre la foi en l’autre, à faire confiance. À se méfier aussi un peu. La foi sans le doute, c’est une ignorance. »

Cette foi en l’humanité, dont il parle beaucoup, ne l’a jamais quitté. Par contre, jamais il n’aurait pensé qu’à 90 ans, il aurait encore envie de chanter ces chansons, « avec une autre voix et une autre attitude », en ralentissant les choses et en les interprétant avec son rythme d’aujourd’hui.

« Je sais mieux ce que je fais que la première fois. Elles sont plus près de ma vérité. J’avais une propension à m’exclamer aussi, à crier les choses de peur qu’elles ne se rendent pas dans la salle. J’avais tellement peur qu’on ne m’entende pas. »

Danser avec les ombres

Quand on lui demande s’il est rendu à l’heure des bilans, Gilles Vigneault sourit. « Dans la vie, on est souvent à l’heure de bilans, mais on essaie de l’oublier, ou on ne le remarque pas. Nous changeons constamment. On pourrait faire un bilan chaque année, mais à 90 ans, c’est peut-être l’occasion d’en faire un gros ? D’ordinaire, le bilan, c’est : “Mais qu’est-ce que j’ai fait de bon cette année ? Qu’est-ce que j’ai écrit d’intéressant ?” On regarde, on dit “ah…” Et on recommence. »

Vraiment ? N’exagère-t-il pas un tout petit peu la fausse modestie ?

« On n’arrête pas d’écrire la même chanson. On se reprend, on refait nos devoirs. On passe sa vie en retenue, à refaire un devoir qu’on n’a pas toujours voulu mal faire, mais pas comme on en rêve aujourd’hui. »

Gilles Vigneault aime imaginer une petite fille qui aurait 10 ans aujourd’hui, qui apprendrait une de ses comptines – « Disons Une chanson pomme » –, et qui un jour, lorsqu’elle serait vieille, la chanterait à son tour à sa petite-fille. « Mais c’est ça, l’immortalité ! », dit le chanteur, qui regarde cependant la mort en face.

« Je dis souvent aux jeunes auteurs-compositeurs-interprètes avec qui je travaille que tant qu’on n’a pas parlé de la mort, on n’a rien dit. Tant qu’on n’a pas osé dire notre inquiétude et notre solitude face à la mort, on n’a pas osé dire qui on est. »

— Gilles Vigneault

« Ce n’est pas d’en parler qui la fait venir, c’est de se taire et de la cacher », ajoute Gilles Vigneault.

Chaque fois qu’il monte sur scène, Gilles Vigneault a une pensée pour les amis disparus. « Pauline [Julien], Georges Dor, Sylvain [Lelièvre], Jacques Blanchet, qui a été le premier à chanter mes chansons, Jean Bissonnette, qui m’a aidé à monter mon premier spectacle à Montréal, les pianistes et tous les musiciens qui m’ont accompagné. »

Il voit « leur ombre danser » et fait sienne cette croyance mexicaine qui dit que tant qu’on pense à ceux qui sont morts, leur âme peut vivre. « Ces gens existent encore dans un monde. Enfin, dans le mien ! »

Des spectacles « tant que ce sera convenable »

A-t-il l’intention de faire comme Charles Aznavour et de donner des spectacles « jusqu’à la dernière minute » ? « Tant que ce sera convenable. Je ne veux pas donner à dire aux gens “ah, c’est dommage, ce n’est plus ce que c’était, il n’aurait pas dû, il aurait dû arrêter”. C’est pour ça que j’ai mis le pied sur le champignon ces dernières années… Ah non, sur le frein ! »

Gilles Vigneault sourit de son erreur. « Des fois dans ce métier, on fait les deux en même temps, et ce n’est pas bon pour la voiture… »

L’entrevue se termine bientôt, il a l’air fatigué, mais nous fait faire quand même le tour du propriétaire en commentant chaque meuble. Puis il va chercher dans une armoire une pile de livres dont il nous fait cadeau – des petits ouvrages qui datent, publiés lors de chacun de ses spectacles, avec textes de chansons et de monologues.

Une fois dehors, nous nous disons au revoir – non, répond-il, il n’y aura pas de gros party pour célébrer son anniversaire samedi. « On me l’a proposé, mais je ne veux pas. Mais les enfants seront là. »

Il repart alors chez lui à pied. Avant de reprendre la route, nous jetons un dernier regard à la silhouette du poète qui marche lentement sur le chemin, chêne immuable disparaissant dans la lumière douce de l’automne.

Entrevue

Gilles Vigneault sur…

Le pays

Il a magnifié et défini le pays, ses gens et ses saisons. Mais le Québec de la chanson Les gens de mon pays existe-t-il toujours ? Gilles Vigneault croit que oui. « Bien plus qu’il ne le sait lui-même. Le Québec est un pays dans les faits, mais il ne le sait pas assez. C’est très long, apprendre qui on est. À un moment, la jeunesse va s’en rendre compte et déclarer que le Québec est un pays, et on ne pourra pas dire que ce n’est pas vrai. J’ai confiance en la jeunesse qui se mêlera de voter, c’est là-dessus qu’il faut compter et rêver. Il faut rêver en couleurs, bien sûr, on en a les moyens. »

La nature

Les éléments, la faune et la flore sont des personnages en soi de l’œuvre de Vigneault. La nature nous éduque et nous élève, mais nous le lui rendons très mal, estime-t-il. « Regardez la mer. C’est elle qui nous a donné la vie, qui nous a dit : “Essaye tes pattes pis commence à marcher.” Elle nous a donné la beauté des soleils couchants, les poissons, les tempêtes, et on lui donne quoi comme récompense ? Du plastique. Peut-être qu’on aurait de quoi réfléchir là-dessus. »

L’enfance

Gilles Vigneault a énormément écrit pour les enfants et a toujours cherché à en avoir autour de lui. « J’ai des enfants, des petits-enfants et même un arrière-petit-fils dont je me vante toujours ! C’est extraordinaire de voir les enfants pousser, comme les arbres. Ils nous arrivent avec des surprises, des merveilles, on lui prête une pomme et ça nous rend tout un pommier. » A-t-il toujours regardé le monde avec son cœur d’enfant ? « J’ai essayé, je l’ai perdu quelques fois, mais je l’ai toujours retrouvé. En ce moment, je l’ai, de plus en plus. Ça doit être ça, retomber en enfance… mais sans se faire mal. »

Les personnages

De Jack Monoloy à Mademoiselle Émilie, l’œuvre de Gilles Vigneault est peuplée de personnages, la plupart inspirés de gens qu’il a connus dans sa jeunesse à Natashquan. « On m’a souvent demandé s’ils étaient comme je l’avais écrit. Non, pas tout à fait, ils étaient plus que ça ! Mais j’ai essayé d’en décrire une partie, parce que je trouvais qu’ils étaient des héros à leur manière, et que c’était injuste de les voir couchés sous la pierre tombale sans qu’ils aient été célébrés. J’ai écrit pour leur rendre justice, mais je ne me rendais pas compte que j’étais en train de construire mon propre personnage à l’aide de leur histoire et de leur vie. C’est ça, l’écriture, ça nous construit à partir des autres. »

L’immigration

« De ce grand pays solitaire / Je crie avant que de me taire / À tous les hommes de la terre / Ma maison, c’est votre maison », chante Gilles Vigneault dans Mon pays. Son humanisme n’est plus à démontrer et le sujet de l’immigration reviendra souvent au cours de notre entretien. Visiblement, il lui tient à cœur. « Et ça n’a pas fini de me toucher, car ils vont tous venir. Nous devons accueillir les migrants avec la foi en l’autre, pour qu’à leur tour ils aient foi en nous, assez pour continuer de faire leur vie ici. On peut traiter ça d’angélisme si on veut, mais ici, on voit l’immigration comme un problème, alors qu’on devrait voir ça comme une solution. »

L’amour

J’ai pour toi un lac, Pendant que, Les mots du dimanche, Quand vous mourrez de nos amours : ses chansons d’amour, classiques et passionnées, ont traversé le temps. Mais l’amour est un mot qui lie toute l’œuvre de Gilles Vigneault : celui de l’autre, de la nature, du pays. « C’est vrai. L’amour aide à vivre si on décide de bien s’en servir et de lui être fidèle. Il me semble que la fidélité à ses amours, à son amour, c’est précieux. Autant du côté de l’émission que de la réception. »

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