Industrie du divertissement

La ville perd des millions

La Ville de Québec a perdu 5,8 millions depuis 2015 avec le Centre Vidéotron, notamment parce qu’elle a dû rembourser 5,7 millions en loyer au gestionnaire Québecor en raison des pertes d’exploitation de l’amphithéâtre. Québecor prêche la patience, mais l’amphithéâtre n’est pas près d’atteindre la rentabilité, selon trois experts consultés par La Presse.

Un dossier de Vincent Brousseau-Pouliot

Industrie du divertissement

Des pertes de 5,8 millions pour la Ville

Québecor n’est pas seul à perdre de l’argent avec le Centre Vidéotron. La Ville de Québec a perdu 5,8 millions de dollars avec l’amphithéâtre depuis son inauguration en 2015, en comptant les intérêts et les frais d’émission sur un prêt lié au financement de l’amphithéâtre. Pour l’exercice 2017 seulement, la Ville de Québec a perdu 1,7 million de dollars avec le Centre Vidéotron.

L’administration Labeaume interprète les chiffres de façon différente : elle ne tient pas compte du prêt de 86 millions de la Ville de Québec pour l’amphithéâtre. La Ville de Québec estime plutôt avoir généré des profits d’exploitation de 1,4 million depuis l’ouverture du Centre Vidéotron.

En vertu du contrat avec Québecor, la Ville de Québec a remboursé 5,7 millions en loyer à Québecor depuis septembre 2015. Sans ce remboursement de loyer, la Ville de Québec aurait essentiellement fait ses frais en incluant le prêt de 86 millions. 

Le contrat entre Québecor et la Ville de Québec prévoit le remboursement de 50 % des pertes d’exploitation du Centre Vidéotron, jusqu’à concurrence du loyer annuel. Québecor s’est fait rembourser la totalité de son loyer prévu au contrat (2,5 millions par an) depuis l’ouverture de l’amphithéâtre. La Ville de Québec a confirmé à la fin de juin avoir remboursé 2,5 millions à Québecor pour l’année 2017.

Une clause de remboursement inusitée

Cette clause de remboursement du loyer à Québecor est « un peu bizarre », selon Richard Peddie, l’ex-PDG de Maple Leafs Sports & Entertainment (MLSE), le conglomérat torontois qui possède les Maple Leafs (LNH), les Raptors (NBA) et leur amphithéâtre au centre-ville de Toronto.

M. Peddie, qui a dirigé MLSE de 1998 à 2012 et qui avait dirigé auparavant le Skydome de Toronto, n’a jamais entendu parler d’une clause de ce genre au cours de sa carrière.

« J’ai l’impression que c’est probablement unique. Ce n’est d’ailleurs pas une bonne chose sur le plan marketing : chaque année, les contribuables doivent payer pour l’amphithéâtre. Habituellement, le gestionnaire va payer pour les droits [d’exploiter l’amphithéâtre], mais je ne connais pas d’entente où le gestionnaire se verra rembourser. »

— Richard Peddie, l’ex-PDG de Maple Leafs Sports & Entertainment

Sur 25 ans, Québecor devait payer 111,75 millions à la Ville de Québec, soit 33 millions en droits d’identification (sans une équipe de la LNH) et 78,75 millions en loyer. Dans l’hypothèse où la tendance se maintient et que Québecor se fait rembourser son loyer pour les 25 années du bail, la contribution totale de Québecor passerait donc de 111,75 millions à 33 millions, soit une diminution de 70 %.

Au Sprint Center de Kansas City – autre amphithéâtre sans une équipe de sport professionnel –, le gestionnaire AEG n’a pas droit à un remboursement de loyer, mais il a la possibilité de déduire, à certaines conditions, des pertes d’exploitation d’une année donnée du partage des profits avec la Ville pour une année ultérieure. La clause n’a jamais été appliquée, car le Sprint Center a généré des profits chaque année depuis son inauguration en 2007.

« 13,2 ans de loyer à l’avance », dit le maire Labeaume

Le maire de Québec Régis Labeaume ne se formalise pas du remboursement de loyer à Québecor. En entrevue avec La Presse, le maire Labeaume fait valoir que la vente des droits d’identification de l’amphithéâtre pendant 25 ans à Québecor pour 33 millions de dollars – payée en 2015 – représente « 13,2 ans de loyer à l’avance ».

« Notre façon de négocier, c’était de se protéger contre les déficits. […] Il n’y a pas un amphithéâtre en Amérique qui a donné un chèque de 33 millions pour avoir une copie de la clé. Au lieu de se faire payer le loyer chaque année, on leur a dit :  […] “Vous allez vous payer pour 13,2 ans de loyer à l’avance, et si vous faites des déficits, ce que vous payez en loyer, on va vous le rembourser.” […] Ce qui est important, c’est qu’on a accepté de ne pas prendre un risque. »

Régis Labeaume, en entrevue avec La Presse

Quand La Presse lui fait remarquer que les 33 millions ont été obtenus contre les droits d’identification et non comme loyer, le maire Labeaume précise que « les droits d’identification, tu peux donner la valeur que tu veux à ça. […] Les droits d’identification sans équipe de la LNH, pas sûr que d’autres les auraient achetés. »

« Tout le monde focalise sur les 2,5 millions de remboursement [de loyer à Québecor] par année. Les gens en affaires l’ont compris : se faire donner 33 millions au départ et ne pas avoir de risque pendant 14 ans, c’est assez extraordinaire avec un amphithéâtre sans équipe de la LNH, dit le maire Labeaume. Les droits d’identification, je les connais, j’avais tous les chiffres. Les gens d’affaires qui connaissent ça savent que c’est un exploit. Je suis obligé de me vanter un peu. »

Le professeur en comptabilité Michel Magnan, titulaire de la Chaire en gouvernance Stephen A. Jarislowsky à l’Université Concordia, n’est pas d’accord avec l’argument du maire Labeaume selon lequel la Ville de Québec a reçu « 13,2 ans de loyer d’avance » avec les 33 millions de Québecor pour les droits d’identification. M. Magnan rappelle que ce montant a déjà été utilisé par la Ville de Québec pour réduire sa contribution au financement de l’amphithéâtre (voir texte de l’onglet suivant). « On ne peut pas compter le même montant deux fois. Tu ne peux pas gagner sur les deux tableaux », dit Michel Magnan.

Québecor n’a pas rappelé La Presse.

La « meilleure offre », dit Labeaume

Pour choisir le gestionnaire de l’amphithéâtre, la Ville de Québec avait pour finir deux offres devant elle, dont celle de Québecor. Le maire Labeaume assure avoir choisi « la meilleure [offre] des deux » sur le plan financier. Le maire Labeaume a refusé de préciser si la deuxième offre proposait un montant d’argent total plus élevé sur 25 ans par rapport à l’offre de Québecor. « Quand tu as fini les négociations, tu ne te vantes pas, dit-il. Je dis juste qu’on a pris la meilleure offre. En affaires, quand c’est terminé, c’est terminé. Tu n’essaies pas de faire perdre la face à l’autre. […] Financièrement, on a pris l’offre qui nous couvrait pendant des années. » Selon nos informations, la deuxième offre était celle d’evenko/Bell.

L’entente entre la Ville de Québec et Québecor

Sans équipe de la LNH

33 millions

Québecor paie 33 millions pour les droits d’identification de l’amphithéâtre sur 25 ans, soit 1,3 million par an. Québecor a payé les 33 millions au complet en 2015. Québecor a par la suite cédé ces droits à sa filiale Vidéotron pour une somme non divulguée.

78,75 millions

Québecor paie 78,75 millions en loyer pendant 25 ans. Le loyer annuel commence à 2,5 millions et augmente de 0,5 million tous les cinq ans. Le loyer annuel moyen sur 25 ans est de 3,15 millions.

50 %

Québecor se fait rembourser 50 % de ses pertes d’exploitation par la Ville de Québec, jusqu’à concurrence de son loyer annuel (ex. : 2,5 millions en 2017).

15 %

Québecor partage 15 % de ses profits d’exploitation avec la Ville de Québec.

Industrie du divertissement

Deux experts se prononcent

Deux experts consultés par La Presse sont formels : la Ville de Québec a perdu de l’argent chaque année avec le Centre Vidéotron.

Dans ses documents financiers, la Ville de Québec indique avoir généré des profits d’exploitation de 1,4 million avec le Centre Vidéotron depuis son inauguration en septembre 2015.

Selon les professeurs Philip Merrigan (UQAM) et Michel Magnan (Concordia), il faut ajouter minimalement à ce montant les intérêts et les frais d’émission sur un prêt de 86 millions de la Ville de Québec nécessaire pour compléter le financement de l’amphithéâtre.

En comptabilisant uniquement les intérêts et frais d’émission du prêt, la Ville de Québec se retrouve dans le rouge avec un déficit de 5,8 millions pour l’amphithéâtre depuis 2015. En y ajoutant le capital sur le prêt, le déficit de l’amphithéâtre pour la Ville de Québec se chiffre à 13,9 millions entre 2015 et 2017.

La construction du Centre Vidéotron a coûté 370 millions. Le gouvernement du Québec a payé 185 millions et le groupe J’ai ma place a contribué pour 15,4 millions. La Ville de Québec était chargée de financer les 169,6 millions restants. La Ville de Québec a utilisé les 33 millions payés immédiatement par Québecor pour les droits d’identification, elle a ajouté 50 millions comptant et elle a emprunté le reste, soit 86,6 millions.

« Il peut discuter et faire une querelle de comptables, mais la vraie game, c’est que la Ville a payé 136 millions [50 millions comptant plus le prêt de 86 millions pour financer l’amphithéâtre]. Tout le monde comprend ça. Les intérêts [sur le prêt] sont réels, il faut les payer. »

Michel Magnan, professeur en comptabilité et titulaire de la Chaire en gouvernance Stephen A. Jarislowsky à l’Université Concordia

« Je ne comprends pas pourquoi [la Ville n’inclut pas les frais d’intérêts dans ses calculs]. Ce sont des paiements qu’ils doivent faire chaque année », dit Philip Merrigan, professeur d’économie à l’UQAM.

Dans ses documents financiers, la Ville de Québec inclut les intérêts et le capital du prêt dans ses dépenses générales d’immobilisation de 1,3 milliard. La Ville de Québec a fourni à La Presse le détail des intérêts et du capital remboursé chaque année.

« On est une ville, on bâtit des infrastructures de notre choix, comme un anneau de glace, une usine de biométhanisation, des arénas, des centres de soccer intérieur, dit le maire de Québec Régis Labeaume. On a décidé de se payer un amphithéâtre, ça fait partie de nos choix, ça fait partie de la dette accumulée. Une fois qu’on a fait ça, la question, c’est : est-ce qu’on gagne ou on perd de l’argent dans les opérations ? On perd toujours de l’argent dans les infrastructures qu’on bâtit, comme une bibliothèque. C’est un service que l’on donne à la population. On supporte la dette [de l’amphithéâtre], comme toutes les infrastructures de la Ville. »

Industrie du divertissement

Un éléphant blanc ?

Le Centre Vidéotron deviendra-t-il un éléphant blanc ? Les avis divergent.

NON

« Je ne connais pas d’entreprises qui vont être rentables en six mois […] Ça serait trop facile de juger ça sur une période aussi brève. […] On fera éventuellement le procès de cet investissement-là, mais il n’y aura pas de procès à faire à l’échéance du bail. En attendant, chose certaine, nous y travaillons assidûment. »

— Pierre Karl Péladeau, président et chef de la direction de Québecor, en août 2017

« Moi, quand je suis couvert pendant 14 ans [avec les droits d’identification], je laisse l’opérateur travailler. L’important, c’est que nous avons 14 ans de couverture avec les deux années de profits qu’on a faits. »

— Régis Labeaume, maire de Québec

« Ça va prendre quelques années avant d’arriver à une rentabilité, et c’est normal. »

— Pierre Dion, président et chef de la direction de Québecor, en 2016

Québecor n’a pas rappelé La Presse.

OUI

« Cet amphithéâtre ne fera jamais d’argent. Je pense que ce sera un éléphant blanc [financial albatros]. […] Sans équipe de la LNH, c’est très difficile de vendre des loges. »

— Richard Peddie, ex-PDG de Maple Leafs Sports & Entertainment

« C’est difficile de penser qu’après trois ans, ils peuvent trouver des solutions pour rendre cet amphithéâtre rentable sans une équipe de la LNH. Québec est une économie qui va bien, le taux de chômage est le plus bas, les conditions économiques ne pourraient pas être meilleures. Québecor dit “ça nous prend du temps”. Quand il y aura une récession, qu’est-ce qui va arriver ? Ça va être extrêmement difficile de rendre ça rentable. »

— Philip Merrigan, professeur d’économie à l’UQAM

« Les gens de Québec n’ont jamais eu autant d’argent. Québecor a une grosse machine. S’ils ont de la difficulté à atteindre la rentabilité après trois ans… ça prend une activité majeure. Des concerts, c’est bien, mais c’est un, deux soirs à la fois. […] Je ne suis pas devin, mais tant qu’il n’y aura pas d’activité d’envergure qui remplit le stade 30 à 40 soirs par année de manière récurrente et qui amène des revenus corporatifs avec des clients en mesure de payer, ça va être déficitaire. »

— Michel Magnan, professeur en comptabilité et titulaire de la Chaire en gouvernance Stephen A. Jarislowsky à l’Université Concordia

Kansas City rentable dès l’an 1

Le Sprint Center de Kansas City – l’un des rares amphithéâtres sans équipe de sport majeur en Amérique du Nord, avec le Centre Vidéotron – a été rentable dès sa première année. Il a généré des profits d’exploitation chaque année depuis son inauguration en 2007, a indiqué à La Presse un porte-parole de la Ville de Kansas City, qui est propriétaire de l’amphithéâtre. L’exploitant AEG et la Ville partagent les profits d’exploitation selon une formule complexe. De 2009 et 2016, AEG a ainsi versé 10,4 millions US à la Ville. La région métropolitaine de Kansas City compte 2,1 millions de personnes, contre 800 000 personnes pour la région métropolitaine de Québec.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.