Chronique

Le chantage de Costco

On aurait voulu mieux illustrer la nécessité d’une réglementation du prix du livre que l’on n’aurait pas trouvé d’exemple plus éloquent.

Samedi, ma consœur du Devoir Catherine Lalonde révélait que Costco a annulé une commande de 6000 exemplaires du plus récent roman de Michel Tremblay, Les clefs du Paradise, à son éditeur Leméac.

La raison invoquée par le grand détaillant américain, qui vend les livres de Michel Tremblay depuis des années, pour cette soudaine rebuffade ? Leméac a refusé de renoncer à son « délai de carence ». Il s’agit d’une petite longueur d’avance que l’éditeur accorde aux librairies, sous forme d’une exclusivité de quelques semaines, avant de mettre en vente ses nouveaux titres dans les magasins à grande surface.

Les discussions sur le prix unique du livre tournant en rond depuis 15 ans, Leméac et une demi-douzaine d’éditeurs ont décidé dès 1998 d’offrir aux librairies une période de deux à huit semaines d’exclusivité, afin qu’elles puissent concurrencer les Costco et Walmart de ce monde (qui offrent parfois des rabais de 20 à 30 %).

Voilà que cette convention, respectée par plusieurs éditeurs et détaillants, ne fait plus l’affaire de Costco. Au moment même où se déploie le mouvement Sauvons les livres, à une semaine de l’ouverture du Salon du livre de Montréal. Alors que l’on discute de nouveau d’une réglementation sur le prix du livre, contre laquelle l’entreprise s’est exprimée en commission parlementaire il y a quelques mois…

Ce n’est sans doute pas une coïncidence. Cela s’apparente plutôt à du chantage. Une tentative d’intimidation de la part d’un géant, devenu quasi incontournable dans le milieu du livre, qui lance un message aux éditeurs : vous vous pliez à mes règles, ou je ne joue plus.

Dans la langue de Costco (qui n’a pas répondu à notre demande d’entrevue hier), on appelle peut-être ça les règles du marché. Dans la mienne, c’est un manque flagrant de considération d’une entreprise américaine pour le fragile écosystème du livre québécois.

Costco se targue pourtant de vouloir miser davantage sur le livre québécois (qui constitue 50 % des titres offerts, bon an mal an). L’entreprise a raté à mon sens une belle occasion de faire preuve de solidarité. On ne s’en surprendra pas outre mesure, tellement elle semble prête à tout écraser sur son passage comme un rouleau compresseur. Ce dernier bras de fer en est bien la preuve.

Une douzaine de librairies ont fermé leurs portes au Québec depuis seulement deux ans. Les pratiques commerciales d’un géant comme Costco, qui propose des rabais que ne peut consentir une librairie indépendante, sont notamment mises en cause.

Afin d’assurer la pérennité des librairies indépendantes et une diversité de l’offre littéraire, le milieu du livre réclame depuis longtemps une politique du prix unique. Plus précisément un prix « plancher » sur toute nouveauté, pendant les neuf mois suivant sa parution, avec la possibilité d’accorder un rabais d’au plus 10 %.

La proposition de prix unique a fait l’objet d’une commission parlementaire au mois d’août et un mouvement d’auteurs, de libraires et d’éditeurs, Sauvons les livres, se manifeste avec plus ou moins de succès depuis quelques semaines, en prévision d’une décision qui doit être rendue à ce sujet par le gouvernement Marois d’ici la fin de l’automne.

Le milieu du livre, de façon générale, appuie le prix unique, qui a fait ses preuves ailleurs (en France, notamment). Ce nouvel épisode est la preuve par 20, à mon sens, de la nécessité d’une nouvelle réglementation.

On ne peut en cette matière laisser libre cours aux règles du marché. Le livre ne peut être considéré comme n’importe quel autre bien de consommation courante. Comme du papier hygiénique, des pâtes alimentaires ou du shampoing qu’on achète en gros chez Costco. Les grands détaillants vendent essentiellement des best-sellers. Quelle place restera-t-il pour la littérature moins populaire, pour les essais plus pointus, si on laisse dépérir les librairies, qui assurent une diversité ?

Michel Tremblay a déclaré qu’il ne céderait pas au chantage de Costco. On salue la droiture, le courage et la solidarité de ce fleuron de notre littérature. Mais combien d’auteurs peuvent se permettre de « se mettre à dos » un détaillant aussi puissant ? Combien d’éditeurs ont les reins assez solides pour refuser ses diktats ?

Cet incident met en lumière l’insuffisance et la fragilité des conventions particulières (même vieilles de 15 ans) qui guident les rapports entre certains éditeurs et détaillants. Ce qui milite aussi en faveur d’une réglementation juste et équitable, favorisant la survie – du moins temporaire – de certaines librairies, pendant que l’on trouve des solutions aux défis qui guettent le milieu du livre.

Un milieu qui, vu de l’extérieur, semble mettre plusieurs de ses problèmes dans le même baluchon, en faisant abstraction du fait que plus d’une solution sera nécessaire pour les régler. Une politique du prix unique, bien que nécessaire, n’est pas une panacée. Elle n’éloignera pas par magie la révolution numérique qui menace aussi les librairies.

Même si les ventes de livres numériques restent pour l’instant marginales, leur essor est inévitable, en particulier chez les plus jeunes lecteurs. La menace d’Amazon pèse déjà. Pourtant, à voir la réaction du milieu littéraire, on a davantage l’impression d’un déni de la réalité que d’une véritable prise de conscience.

Il n’y a qu’à regarder du côté du cinéma, de la télévision ou de la musique pour comprendre à quel point les choses peuvent rapidement évoluer. Le dentifrice ne rentrera pas dans son tube. Il faut appréhender la vague, anticiper ses contrecoups, entrer de plain-pied dans la modernité, avec des politiques idoines servant d’assises. Faire le voyage en se serrant les coudes. Car n’en déplaise au milieu littéraire, il risque d’être houleux.

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