Le monde comme il va

Bonjour tout le monde

Les gars se lèvent, marchent en traînant les pieds et se plantent devant le groupe. Puis, ils commencent à parler, toujours avec la même formule. « Bonjour tout le monde… »

C’est un lundi matin, dans Saint-Henri, au deuxième étage d’un immeuble de Portage, organisme qui aide les toxicomanes à larguer leurs démons, depuis 40 ans.

Ces toxicos-là ne sont pas comme les autres. Ils sont aussi schizophrènes. En plus de la dope, il y a les voix dans leurs têtes. Un démon à deux têtes. Le programme TSTM (toxicomanes souffrant de problèmes de santé mentale) dans le jargon.

Ces voix, ils les entendent, pour vrai. Pas tout le temps. Mais quand elles sont là, elles peuvent parler plus fort que tout. Plus fort que le volume le plus élevé du heavy metal que tu écoutes dans tes écouteurs.

Voici les voix que j’ai entendues, lors de cette réunion matinale. Leurs voix.

***

Xavier : « Bonjour tout le monde. Moi, mon besoin, c’est de connaître mes limites. »

Pas de réponse de la dizaine de gars, affalés sur leurs chaises.

La voix forte d’une intervenante leur sonne les cloches : «  C’est un nouveau qui demande de l’aide. On va le voir. Ceux qui ne sont pas encore allés le voir, allez le voir. »

Des mains se lèvent. Des noms sont notés : les gars vont aller conseiller Xavier, aujourd’hui. C’est une partie de la thérapie : parler, aider, écouter.

— Salut tout le monde.

— Salut Guillaume.

— Moi, c’est comment me rétablir à neuf ?

C’est le tour de Patrick, en avant :

— Bonjour tout le monde. Mon progrès, c’est que je demande de l’aide.

— Comment tu te sens ? demande l’intervenante.

— Comment je me sens ? Fier.

***

Ils arrivent ici désorganisés, souvent sans toit, sans hygiène personnelle, avec un réseau familial en lambeaux. Pas facile d’aimer et d’appuyer un fils, un frère, un père schizophrène, dont les crises sont déclenchées et amplifiées par le pot, par le speed.

La thérapie TSTM inculque aux résidants les bases d’une vie saine. La discipline contribue à éloigner les voix, explique un intervenant :

— Il faut bien dormir. Il faut dormir à des heures régulières.

— Oui, répond Guillaume. Quand on consommait, on en a passé, des nuits blanches.

— Si vous n’avez pas une vie saine, les symptômes vont revenir, dit l’intervenant.

Les symptômes, ce sont les voix. Pas besoin de le préciser, les gars ont compris. L’intervenant poursuit son message de discipline.

— Vous le savez, hein, que vous pouvez avoir une bonne santé mentale, même si vous avez une maladie mentale ?

— Faut se tenir occupé, dit Gabriel. Mon seul moment de faiblesse depuis le début de la thérapie, c’est quand je me suis retrouvé seul chez mes parents. J’ai su que j’étais en danger.

— Faut gérer ses finances, ajoute Jean. Si t’es dans la marde financièrement, ça t’amène à consommer. Plus j’étais dans la marde, plus j’avais besoin de me geler la face.

Un ange passe. L’intervenant :

— Et les symptômes, les voix, c’est la souffrance, vous le savez, hein, les gars ?

Les gars hochent la tête. Tu parles, qu’ils le savent.

***

Un groupe de gars, une douzaine, jeunes pour la plupart. Dans la pyramide alimentaire de la société, ils sont tout en bas, avec les plus poqués, les plus vulnérables d’entre nous tous.

Les moins aimables d’entre nous tous ?

Quelque chose comme ça. Et je ne le dis pas pour être méchant. Ils arrivent ici poqués, en crise, souvent violents, pas très propres. Durs à aimer.

Je le souligne pourtant parce que c’est la beauté d’un organisme comme Portage, d’un centre comme celui-ci. On aide ici les plus poqués, les plus durs à aimer. Avec des dons privés et avec l’argent de vos taxes. Ce n’est surtout pas parfait. Mais c’est quelque chose, quand même : un signe de civilisation. Ce n’est pas rien.

Bonjour tout le monde

L'exception

« J’étais un élève modèle. J’avais de très bonnes notes. En secondaire III, je suis tombé dans la mauvaise gang. J’ai commencé à prendre du pot. Du speed, après. Mes problèmes psychologiques ont commencé à 21, 22 ans.

« J’entendais des voix. Des voix menaçantes. Elles disaient : "On va te tuer. On va te pitcher du haut d’un pont." Je me levais le matin avec ces voix-là, je me couchais avec elles.

« Les antipsychotiques ne marchaient pas. Faut pas les mélanger avec la drogue. J’ai été hospitalisé une dizaine de fois pour des épisodes psychotiques. La dernière fois, j’ai appelé Portage. C’était le 5 février 2009. J’ai passé huit mois ici, à l’interne, trois mois en transition et un an en appart supervisé. »

Guillaume est le miraculé, l’exception. Désormais pleinement fonctionnel, sobre, études à l’université.

— Guillaume Morin, intervenant TSTM, ex-résidant du programme

Bonjour tout le monde

Les préjugés

« Le monde a beaucoup de préjugés sur les troubles mentaux. J’ai tellement fait rire de moi. Tu crois que t’es le seul au monde à vivre ça.

« Si je dis que je suis schizophrène ? Je dis que j’ai fait des psychoses toxiques. Mais depuis que j’ai arrêté la drogue, je n’en fais plus. Ça s’est placé. Parce qu’on s’entend que consommer de la drogue, ça fait que ta médication ne marche pas.

« Un jour, on s’est moqué de moi en disant que j’étais psychopathe. Mais je suis pas psychopathe. »

— Guillaume Morin

BONJOUR TOUT LE MONDE

Portage

Le programme TSTM de Portage vient en aide aux hommes souffrant de trouble de santé mentale également aux prises avec une dépendance à la drogue. Fondé en 1995 dans les Laurentides, il a élu domicile dans le Sud-Ouest en 2007. Chaque année, une soixantaine d’hommes entrent dans le programme, qui n’est pas accessible aux femmes. Portage ambitionne d’élargir le TSTM aux femmes, mais ne peut le faire actuellement, faute de fonds. Le budget annuel du programme est de 1,4 million, dont 30 % proviennent de dons privés (le reste provient de fonds publics).

Portage, qui célèbre ses 40 ans cette année, compte 8 centres au Québec, tous destinés à aider les personnes toxicomanes.

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