Chronique

Le secret de la tortue

En première année, Anne-Marie Dussault ne comprenait pas grand-chose. En fait, elle ne comprenait qu’une seule chose : elle n’était pas « normale ».

Elle en arrachait pour tout et ça ne donnait rien, mis à part les railleries dont les enfants ont le secret. « Tout le monde avait tout le temps des “bien” et moi, ben, je rushais et je n’avais jamais des “bien”. »

Ses copies étaient mitraillées d’encre rouge.

Sa mère avait beau lui répéter qu’elle était une championne, qu’elle allait finir par réussir à force de persévérer, Anne-Marie n’y arrivait pas. « J’étais poche. Les autres comparaient toujours leurs notes et moi, je cachais ma feuille sous mon bureau. » Elle ne dormait pas la nuit avant un « quiz » ou un cours d’anglais.

Trop stressée à six ans.

Elle ne levait jamais la main pour répondre à une question, sachant qu’elle aurait la mauvaise réponse. « Il fallait faire du calcul rapide à haute voix, chacun notre tour… » Elle se fourvoyait à tout coup.

Elle a doublé sa première année, est passée par défaut en deuxième année parce qu’elle ne pouvait pas tripler sa première année. Pendant ce temps-là, sa mère cherchait à savoir ce qui n’allait pas. « Elle avait un plan d’intervention depuis la maternelle, mais on ne savait pas ce qu’elle avait. »

Tout ce temps-là, l’école la maintenait dans une classe « régulière », estimant que c’était bon pour son estime.

Anne-Marie avait 11 ans quand le fameux diagnostic est tombé : troubles du langage, dyscalculie et troubles de mémoire. Elle était dans le 0,1 % de mémoire pour son âge, autrement dit, 99,9 % des élèves avaient plus de mémoire qu’elle.

Un exemple : un jour, avant qu’elle reçoive son diagnostic, elle a perdu un crayon – elle perdait souvent ses crayons, ce qui exaspérait son enseignante. « Elle a pris mon bureau, l’a viré à l’envers et l’a vidé par terre », affirme Anne-Marie Dussault.

Ce qui était loin d’être bon pour l’estime…

Après que le diagnostic soit tombé, Anne-Marie s’est retrouvée dans une classe spéciale, une classe « langage ». Et c’est là qu’elle a recommencé à lever la main pour répondre aux questions. « On était tous pareils… Je voyais que je m’améliorais, que je ne pédalais plus dans le vide. » Après deux ans, elle était en 3e année en mathématiques et en 4e en français. Alors qu’auparavant elle était incapable de lire une phrase complète, elle arrivait maintenant à lire des romans.

Et elle écrivait des textes, ce qu’elle n’avait jamais fait antérieurement.

Son enseignante, Mélanie Théberge, m’a fait parvenir la semaine dernière un texte qu’Anne-Marie avait écrit. Le texte s’intitule Histoire de ma vie et pose dès le départ cette question : « Par où commencer ? » Elle aborde le sujet de son diagnostic. « Quand j’ai su que je n’étais pas comme les autres, dans mon cœur, ça m’a fait mal. Personne ne veut être dans une autre catégorie. »

Elle a alors défini cinq catégories d’élèves. « La première catégorie, les personnes normales ; la deuxième, les personnes qui se pensent plus hautes que les autres ; la troisième, les personnes sportives et cool ; la quatrième, les intelligents, et la cinquième, les personnes en difficulté scolaire, comme moi. Qui voudrait être dans la cinquième ? Moi. Parce que j’ai appris à voir mes différences. »

Le texte ne contient aucune faute.

La beauté de l’affaire, quand on se retrouve dans la catégorie des différents, c’est que pour une fois, on est comme les autres. On peut aspirer à être premier.

« Il y a des personnes comme moi. Nous, on travaille plus fort que la normale. Si je veux avoir mon permis de scooter, je vais faire plus d’efforts qu’une personne normale, mais je vais sûrement être plus contente parce que j’aurai travaillé fort comparativement à une autre personne qui a réussi en claquant des doigts. »

Judy, qui était dans la même classe qu’Anne-Marie, a obtenu son permis de scooter.

Anne-Marie n’est jamais retournée dans une classe ordinaire. « J’ai vécu de l’intimidation par des élèves et même par une prof – celle qui avait vidé son pupitre –, ça m’a fait des blessures, mais j’ai surmonté ça. Avec la mère extraordinaire que j’avais, j’ai su me relever. J’ai eu une vie particulièrement difficile, mais je l’aime. »

À la fin de l’histoire de sa vie, Anne-Marie répond à une question « à mille piastres » : « Comment s’aimer soi-même quand on est différent ? » Il faut arrêter de regarder les gens autour. « Le plus difficile, c’est de se faire confiance, de foncer. […] Et surtout, d’arrêter de se comparer. Je sais de quoi je parle. Je me comparais tout le temps aux autres et j’ai appris à ne plus le faire. Si on se compare, on n’avancera pas dans la vie ! »

C’est le secret de la tortue dans la fable du lièvre et de la tortue de La Fontaine.

Elle part, elle s’évertue à avancer ; elle se hâte avec lenteur.

La mère d’Anne-Marie, Valérie, l’appelle toujours sa championne. « Je l’appelle comme ça depuis qu’elle est toute petite et avant, elle me répondait toujours : “Non, maman, je ne suis pas une championne, je suis poche.” Et cette année, pour la première fois, elle m’a dit : “Tu as raison, maman, je suis une championne.” »

Comme la tortue qui finit par coiffer le lièvre au fil d’arrivée.

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