Le matin de la fin du monde

8 h 46 et des poussières, à la radio, ils disent qu’un avion a percuté le World Trade Center. Ben voyons ! Tu parles d’une affaire ! Je reçois ça comme un fait divers. Un gros fait divers. À l’américaine. J’imagine que c’est un Cessna piloté par un illuminé. J’allume la télé pour voir. C’est pas un Cessna, c’est un Boeing 767 ! Comment un avion de ligne peut-il se fracasser sur un immeuble ? Il est en train de se passer quelque chose. C’est sûr. Mais quoi ? Les reporters de CNN sont aussi perdus que moi. 9 h 03, un deuxième avion s’éclate dans la seconde tour. J’hallucine.

Normalement, quand l’horreur se déchaîne, on arrive après. Après que le tireur fou a agi, après que la terre a tremblé, après que la bombe a explosé. On n’en est pas le témoin. En direct. Comme actuellement. Le 11 septembre 2001, ça ne se passe pas seulement à New York, ça se passe aussi chez moi.

Et à Washington. 9 h 37, un avion se jette sur le Pentagone. On ne l’a pas vu. On le croit à peine. L’Amérique se fait bombarder. À gros coups de gros-porteurs. On ne regarde pas une breaking news, on regarde un film catastrophe. Réalité.

9 h 57, la tour sud du World Trade Center s’effondre, en 15 secondes, comme un château de sable. Et c’est là que je m’effondre. Et c’est là que ça devient trop.

Tant que les tours demeuraient debout, on pouvait se penser fort, malgré tout. Mais quand une tour disparaît de l’horizon, ça devient évident que plus rien ne sera comme avant. Ça ne se réparera pas. On ne peut pas réparer ce qui n’existe plus. L’innocence perdue.

Le K.-O. des riches, le K.-O. des privilégiés, de ceux qui sont nés du bon côté de la destinée, c’est à ce moment-là qu’il est arrivé, quand la tour s’est effondrée. Les terroristes viennent de gagner. Ils ne devaient pas en demander tant. Que le symbole de la puissance des infidèles soit réduit en cendres. Carbonisé. Le monde vient de changer. Le cyclope a reçu la flèche en plein œil. Le cyclope est tombé.

10 h 10, un avion s’écrase à Shanksville, en Pennsylvanie. Ça ne nous étonne même plus. En un peu plus d’une heure, il y a eu tellement de malheurs qu’on est presque habitué. Plus tard, on saura que grâce aux héros à bord, des centaines de vies ont été sauvées. Le vol United Airlines 93 détourné devait foncer dans le Capitole. C’est absurde à dire, mais le 11-Septembre aurait pu être pire.

10 h 28, la tour nord du World Trade Center s’effondre à son tour. L’éclipse est totale. Les jumelles subissent le même sort. Dans leurs décombres, des milliers de morts. Il y aura un avant et un après aujourd’hui. Tous les films, toutes les photos, toutes les cartes postales de New York précédant l’évènement ne cesseront de nous rappeler que ben Laden has been there. Chaque fois qu’on les voit dans une vue, on oublie l’histoire, et on n’aperçoit qu’elles, les deux tours de Babel. Et on se rappelle. On se rappelle que le monde était bien jeune dans ce temps-là. Bien candide.

10 h 30, tous les attentats qui devaient avoir lieu ont eu lieu. Mais nous, on ne le sait pas. On se dit qu’à tout moment, la télé va nous en annoncer d’autres. La Maison-Blanche, le mont Rushmore, la tour Eiffel, la tour CN, le Stade olympique, pourquoi pas ?

On reste là. Devant le tube. En ayant peur. On croyait que la fin du monde arriverait un soir d’orage. Elle est arrivée un matin de ciel bleu.

D’habitude, la guerre, c’est loin. En Asie, en Afrique, en Europe. Pas à une heure de jet de chez nous. D’habitude, quand on regarde une tragédie, on a mal pour les victimes, et on se dit qu’on est béni d’être sain et sauf dans notre demeure. Pas ce matin. On ne se sent pas sauf du tout. Au contraire. Parfois notre regard quitte l’écran, pour fixer la fenêtre, pour fixer le firmament, et on a peur autant.

Vint ans plus tard, c’est comme si c’était hier. Et ce sera hier encore longtemps. Les cendres du 11-Septembre n’ont pas fini de tomber. Depuis, tous les gestes faits ne font qu’entretenir la haine entre les deux camps. Les violents ont encore trop de raisons de l’être. Les non-violents n’en ont pas assez pour le rester. Personne ne peut répondre à la question de 9 h 57 : « Qu’est-ce qui va nous arriver ? »

Le 11 septembre 2001, l’Amérique ne pensait qu’à se venger.

Le 11 septembre 2021, l’Amérique ne devrait penser qu’à faire la paix.

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