Chronique

La nouvelle barbarie

Un jeune homme de 20 ans. Seul dans la chambre de sa résidence universitaire à Guelph, en Ontario. Il dit qu’il veut mourir. Mourir en direct sur le web en ce samedi soir de décembre.

Sur un site de clavardage, l’étudiant demande à des internautes de l’aider à diffuser son suicide en direct. Il les invite à venir assister à sa propre mort. Comme si sa vie n’était qu’un film. Comme s’il n’était lui-même qu’un personnage fictif qu’il devait mettre en scène. Comme s’il disait : « Ce soir, en passant, mon personnage va mettre fin à ses jours. Venez voir si ça vous tente… »

Cette histoire d’une infinie tristesse s’est déroulée samedi soir. Deux cents spectateurs, le maximum possible sur le site controversé qui diffusait la vidéo, étaient au rendez-vous. À l’entrée de ce théâtre obscène, d’autres jouaient du coude. Certains tentaient en vain de voir par le trou virtuel de la serrure. Comme si l’indécence n’avait plus de limites, ils imploraient ceux qui les avaient précédés de faire vite ou de leur envoyer à tout le moins des images.

Devant des spectateurs qui en redemandaient, le jeune homme a avalé des médicaments et de la vodka. Il a mis le feu à sa chambre. Il a éteint les lumières. Il s’est couché dans son lit. Et il a pris soin de décrire, à coups de mots-clics macabres, la scène en direct. « #imdead #omgimonfire »… Je suis mort. Oh ! Mon Dieu, je prends feu… Grièvement brûlé, l’étudiant a eu la vie sauve grâce aux pompiers qui sont arrivés sur les lieux 40 minutes après le début de la vidéo.

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Il y a quelque chose de profondément troublant dans la détresse de ce jeune homme qui a voulu mourir pour exister. On ne parlera jamais assez du manque criant de ressources en santé mentale, parent pauvre du système de santé. Mais ce qui me trouble tout autant, c’est la présence de spectateurs voyeurs. Que faisaient-ils là ? Que cherchaient-ils ? Que se passe-t-il dans la tête d’un homme qui trouve amusant de voir quelqu’un tenter de se suicider devant lui ?

Il y a bien eu quelques internautes qui ont tenté de dissuader l’étudiant de se suicider. Mais, aussi insensé que cela puisse paraître, nombreux étaient ceux qui, au contraire, l’encourageaient ou lui proposaient d’autres façons de mettre fin à ses jours. Un internaute, fâché de voir l’objectif s’obscurcir à cause de la fumée, a cru bon de se plaindre de la qualité de l’image… Qu’un homme tente de s’enlever la vie devant lui ne le dérangeait aucunement. À condition qu’il puisse bien voir.

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Notre époque n’a inventé ni le voyeurisme ni la soif d’extrêmes. Que l’on pense aux exécutions publiques, en France, où tout un chacun pouvait voir un être humain se faire guillotiner. Que l’on pense aux séances de lynchage dans l’Amérique ségrégationniste, pas si lointaine, où des spectateurs venaient regarder des hommes, coupables d’être noirs, pendus à un arbre, suspendus comme des morceaux de viande. Des gens y allaient parfois en famille. Venez, les enfants, il y a une séance de lynchage, ce matin, devant l’hôtel de ville…

Ce qui distingue notre époque, c’est peut-être la facilité avec laquelle les scènes les plus atroces sont accessibles. Inutile de se déplacer. En quelques clics, on peut voir à répétition Saddam Hussein se faire pendre, Mouammar Kadhafi être exécuté, des prisonniers de Guantánamo être torturés, des otages se faire décapiter par des extrémistes islamistes…

En quelques clics, on peut aussi voir en direct des scènes d’horreur dite ordinaire. Un jeune homme qui tente de se suicider, par exemple, un soir, à Guelph, sans que personne ou presque ait le réflexe sain de l’en empêcher. Comme si les spectateurs anonymes, hypnotisés dans leur quête d’images toujours plus fortes, n’arrivaient plus à distinguer le vrai du faux, la réalité de la téléréalité, la souffrance du spectacle.

Les vidéos d’une violence extrême ont la cote. Des sites internet se consacrent à leur diffusion. Des gens y sont accros. Plus rien ne les bouleverse. Pour peu qu’il n’y ait pas trop de fumée qui masque l’image…

C’est l’époque, diront certains. On n’y peut rien. Vraiment ?

Je suis d’avis qu’il serait dangereux de négliger la portée sociale de ce phénomène, comme le rappelle l’auteur Jean-Jacques Pelletier dans un essai consacré à la montée aux extrêmes de notre époque (1).

« Est-ce que le spectacle à répétition de telles horreurs ne contribue pas à émousser la sensibilité du public ? À affaiblir sa réaction de dégoût et d’indignation devant de telles atrocités ? » demande-t-il.

« Est-ce que l’effet global n’est pas de rendre les gens indifférents à la souffrance des autres ? De rendre le spectacle de l’inhumanité tolérable ? Et ce faisant, est-ce que cela ne contribue pas à faire émerger une nouvelle barbarie ? Une nouvelle barbarie faite de détachement et d’indifférence ? »

Samedi soir à Guelph, l’apathie des internautes devant un jeune homme prêt à mourir pour exister offrait une bien triste réponse à ces questions.

(1) Les taupes frénétiques. La montée aux extrêmes, Montréal, Hurtubise, 2012.

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