Capteurs de rêve

Traquer les rêves

Les lieux rappellent vaguement le Vieux-Port de Montréal. Je marche seul lorsque j’aperçois une dame énorme qui gît sur le sol. Je tente de lui porter secours, mais je suis incapable de la soulever. En apercevant ses jambes bleues, je réalise qu’elle est morte. Je tente d’appeler la police, mais je ne parviens pas à préciser où je me trouve.

Il est 7 h 30 du matin et je suis en train de rêver, couché dans une chambre du Laboratoire des rêves et cauchemars de l’hôpital du Sacré-Cœur de Montréal. De l’autre côté de la porte, Cloé Blanchette-Carrière, étudiante en psychologie, suit attentivement ses écrans.

La caméra braquée sur moi ne montre qu’un sujet endormi. C’est l’autre écran, traversé de courbes qui oscillent, qui l’intéresse. Vingt électrodes fixées à mon crâne, mes yeux, mon menton, mon ventre, mes bras et mes jambes captent les signaux électriques émis par mon corps.

À cet instant précis, l’écran indique que mes muscles sont complètement relâchés. Les électrodes collées à mon crâne relaient des ondes de faible amplitude qui défilent en dents de scie. Celles qui traquent les muscles de mes yeux, quant à elles, transmettent des signaux qui semblent pris de folie. Des courbes serrées de grande amplitude hachurent l’écran.

Pour Cloé, il n’y a aucun doute : je me trouve en plein sommeil paradoxal, aussi appelé sommeil REM, d'après l’expression anglaise Rapid Eye Movement (mouvements oculaires rapides). Pendant ce stade du sommeil, les rêves sont particulièrement vifs et intenses. Si je me réveille maintenant, les probabilités que j’en garde des souvenirs sont maximales.

Cloé actionne une alarme, ouvre la porte et me tend un téléphone. Je sors de ma torpeur, me concentre afin de rassembler le plus de détails possible, puis raconte mon rêve à une boîte vocale.

Voilà comment procèdent les scientifiques pour traquer les rêves, ces créations de l’esprit qui intriguent l’être humain depuis la nuit des temps.

« Parmi tous les domaines de spécialité du sommeil, le rêve demeure le moins connu, dit Tore Nielsen, un psychologue expérimental qui dirige le Laboratoire des rêves et cauchemars de l’hôpital du Sacré-Cœur. Ce n’est pas surprenant : techniquement, il s’agit d’un domaine très difficile à étudier. »

L’expérience pour laquelle je sers de cobaye a été conçue par M. Nielsen et son équipe. Comme tous les scientifiques qui veulent étudier les rêves, ils sont aux prises avec un problème méthodologique de taille : accéder au sujet même de leurs recherches.

« Le rêve est intangible, impossible à mesurer, note le psychologue. Et notre seul accès aux rêves se fait par les récits des sujets qui participent aux expériences. »

Or, cette méthode indirecte comporte des lacunes. D’abord, bien des gens rapportent ne pas rêver. Mais est-ce bien le cas ? Ou ces gens rêvent-ils bel et bien, mais ils n’en conservent aucun souvenir ? Difficile à dire. Dans tous les cas, ces sujets sont peu utiles aux scientifiques.

« On pense que certaines personnes, en racontant leurs rêves, les réorganisent, leur ajoutent une trame narrative plus logique, ajoute M. Nielsen. Sans compter la possibilité que la personne cache le contenu du rêve parce qu’il est gênant. Ça arrive. »

Les 36 participants qui prennent part comme moi à l’expérience de Tore Nielsen doivent suivre un intrigant protocole. Pendant les 15 jours précédant notre nuit au laboratoire, nous avons dû tenir ce qu’on appelle un « journal de rêves ». Au réveil, avant de faire toute activité susceptible de chasser les souvenirs de la nuit, nous devions composer un numéro de téléphone et raconter nos rêves à une boîte vocale.

Que feront les chercheurs de tous ces récits ? Pour l’instant, nous l’ignorons encore. Afin de ne pas influencer les résultats des études, les objectifs détaillés ne sont pas révélés aux participants. Chose certaine, notre vie de cobaye suscite bien des questions.

Quand les neurones surchauffent

Le soir précédant ma nuit au laboratoire, deux techniciens armés de crayons commencent par me couvrir le visage et le crâne de X rouges. Ils fixent ensuite des électrodes aux endroits marqués avec de la colle et du ruban. L’opération dure près d’une heure. En face, une autre participante en pyjama subit le même sort.

Trente minutes avant de me coucher, on me demande de faire une batterie de tâches cognitives. Exercices de mémorisation, dessins, défis sous forme d’énigmes : les chercheurs veulent éviter que La Presse ne dévoile la nature exacte des tâches afin de conserver l’effet de surprise pour les futurs sujets. Mais disons que le cerveau est entraîné loin de sa zone de confort et que les neurones surchauffent.

Puis vient le dodo. Le spaghetti de fils qui émane de mon corps est branché à une machine. Je suis observé par une caméra, éclairé par une lumière ultraviolette (pour que la caméra me voie) et écouté par un microphone. Malgré le contexte peu familier, le sommeil finit par m’emporter.

Au réveil, lorsque Cloé me demande si j’ai bien dormi, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle le sait autrement mieux que moi. Une deuxième série de tâches cognitives m’attend, dont la plupart sont des répétitions de celles exécutées la veille.

Cloé semble ravie. Non seulement j’ai trouvé le sommeil, mais j’ai aussi gardé des souvenirs assez clairs de quelques rêves. Du matériel précieux pour les chercheurs, qui espèrent l’utiliser pour percer quelques-uns des mystères des songes.

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