Chronique

Ça arrive juste aux autres

Lundi soir, le médecin nous a dit : « Il devrait s’en sortir. » Jamais autant haï une phrase au conditionnel.

Il, c’est notre grand, cinq ans et demi, qui la veille encore, sautait sur le trampoline à l’école de cirque. Lundi matin, il s’est réveillé essoufflé, s’est plaint d’un mal de ventre, ne voulait pas aller à l’école. Louche. Il adore l’école.

Il est descendu regarder les bonshommes à la télé, s'est calé dans le sofa, respirait comme s’il courait un marathon. Mon chum m'a regardée : « Je vais aller à l’hôpital pour être sûr que tout est correct. »

Tout n’était pas correct. À midi, notre grand était alité aux soins intensifs pédiatriques du CHUL, branché de partout, avec un masque à oxygène, un full face, qui lui donnait l’air d’un astronaute. Le respirateur s’époumonait à côté de lui, l’oxygène cherchait son chemin, ne le trouvait pas. Un premier diagnostic est tombé : pneumonie.

Son cœur battait à 170 battements par minute.

— C’est combien, docteur, d’habitude ?

— Autour de 100.

Il respirait 85 fois en 60 secondes.

— Normalement ?

 — 25.

Respirer, il faut le dire vite, on aurait plutôt dit un chien haletant. Il a pompé comme ça pendant sept heures, puis le médecin a décidé de l’intuber, « pour lui donner une chance ». On en était là. On est allés dans un petit salon en attendant, on a pleuré, on s’est demandé pourquoi, comment. Qu’est-ce qu’on a fait de pas correct pour qu’il se ramasse ici, dans cet état-là ?

On n’a pas trouvé de réponse.

On est revenus dans la chambre, notre grand aurait eu l’air de dormir tranquillement, n’eût été ce tube dans la bouche qui le maintenait en vie. Je me suis dit que, il y a 60 ans, il serait mort là, tout de suite. Je me suis dit qu’il ne fallait pas penser à ça, même si on y pense tout le temps quand même.

C’est là que le médecin a prononcé la maudite phrase au conditionnel.

La nuit a été longue, il a fait de la fièvre. Ils l’ont couché sur un petit matelas refroidissant, l’ont bombardé de médicaments par intraveineuse. Le matin, il allait mieux. Il a continué de remonter lentement la pente, pendant les jours qui ont suivi. Il respirait moins vite, prenait moins d’oxygène. Je me suis habituée à le voir endormi, j’ai fini par réussir à lui chanter une berceuse sans pleurer.

C’est fou comme on s’habitue à tout. Je me suis habituée aux machines, aux alarmes, celles qui sonnent pour rien. Mon chum et moi l’avons veillé, assis dans une chaise en cuirette bleue, lisant un livre, levant les yeux entre chaque paragraphe pour vérifier les respirations, le rythme cardiaque, le taux de saturation d’oxygène, la pression, les volumes. J’ai appris de nouveaux mots, presque une nouvelle langue.

J’ai pris la mesure du travail des médecins, des infirmières et des infirmiers qui passent leur temps à faire des jambettes à la mort. Ils le font souvent en heures supplémentaires, passant le cap des douze heures de suite. Ils ont cette obsession de ne rien oublier, de toujours prendre la meilleure décision, au bon moment.

Jeudi matin, ils ont réveillé notre grand, enlevé ses tubes, qu’ils ont troqués contre le masque du début. Puis, vendredi, ils ont troqué le masque contre deux petites flûtes d’air dans les narines. Ses poumons ont encore besoin d’un petit coup de pouce, son cœur bat normalement. Il s’en sortira.

Autour de nous, dans les sept autres chambres de l’unité, un va-et-vient incessant. Les Fêtes ont été tranquilles, c’était le calme avant la tempête. Là, c’est la tempête. Au moins la moitié des voisins de notre grand étaient intubés comme lui, avec un respirateur s’époumonant à côté.

Toutes des histoires comme la nôtre.

Chaque fois que je reprenais ma place sur la chaise en cuirette, je regardais mon grand en me demandant d’où cette pneumonie était sortie, comment elle avait pu frapper si fort, si vite. Les médecins ont d’abord soupçonné une bactérie, puis un virus. Lequel ? Dur à dire. On se faisait à l’idée de ne jamais savoir.

Le diagnostic est tombé mercredi soir : H1N1. « Votre fils n’était pas vacciné ? » On baisse la tête, on plaide coupable. Oui, on a lu les journaux, on a vu les reportages à la télé. On s’était fait vacciner en 2009, on entendait dire que ça nous protégeait un peu. Qu’est-ce qu’on s’est dit, bêtement ? Que ça arrive juste aux autres.

Eh bien, ça adonne que cette fois-là, l’autre, c’était notre gars. L’année prochaine, je vous en passe un papier, on sera tous vaccinés.

Pourquoi est-ce que je vous ai raconté tout ça ? Pourquoi est-ce que je viens vous enquiquiner avec cette histoire qui, au fond, arrive à d’autres, tous les jours, en cette saison de grippe ?

Parce que ça n’arrive pas juste aux autres.

***

Sur ce, je fais une pause de quelques semaines, le temps de souffler un peu. De retour quelque part en février.

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