Chronique

Stupeur politique

Toronto

 — Quand Rob Ford est arrivé à la réunion du conseil municipal mercredi, un léger murmure a traversé la galerie de la presse. Le maire était accompagné de son avocat. « Bon, qu’est-ce qui se passe encore ? », se sont dit entre eux les journalistes, toujours curieux, de moins en moins surpris.

Rapidement, on a découvert le pot aux roses, affiché noir sur blanc sur le site du Globe and Mail : l’ex-beau-frère du maire, un vendeur de drogue en prison, poursuit Ford. Il l’accuse de l’avoir fait tabasser par d’autres prisonniers – dont un ancien joueur de l’équipe de football dont Ford fut l’entraîneur – pour qu’il ne dévoile pas les habitudes de consommation de drogue et d’alcool de celui qui est toujours officiellement le chef de l’administration de la métropole torontoise.

Évidemment, tout ceci n’est qu’accusation. Rien n’a été prouvé, rien n’a été démontré devant les tribunaux.

Mais puisqu’on sait maintenant que le maire Ford a bel et bien consommé du crack, menti, connu des moments d’ébriété si forts qu’il les a lui-même qualifiés de « stupeurs » éthyliques, difficile de rejeter tout cela d’un revers de main sans y accorder la moindre importance, comme on le ferait normalement vu l’énormité des allégations.

Depuis le début de la saga Ford, tout n’est qu’énormité. On ne peut plus présumer de rien.

« Cet homme ne fonctionne tout simplement pas comme le reste d’entre nous », résume Karen Stintz, conseillère municipale, présidente de la Commission de transport de Toronto et candidate à la mairie. « C’est un bully », ajoute pour sa part Clayton Ruby, le célèbre avocat qui l’a poursuivi, en vain, dans une affaire de conflit d’intérêts.

La nouvelle poursuite met en scène Scott McIntyre, l’ancien conjoint de la sœur du maire, Kathy Ford, un consommateur et vendeur de drogue, habitué des milieux carcéraux. En mars 2012, celui-ci a été battu en prison, épisode dont il est ressorti avec une jambe et des dents cassées. Dans la poursuite, il affirme avoir été attaqué en guise d’avertissement, à la demande de Ford, parce que le maire craignait que son ex-beau-frère parle publiquement de sa consommation de drogue et de sa proximité avec certains éléments criminels.

Ford et son avocat ont rejeté les accusations. L’avocat a dit que c’était faux et irresponsable. Le maire, de son côté, a dit au Toronto Sun, que son implication dans l’attaque de son beau-frère était « farfelue ».

Le problème, comme le soulignait hier l’éditorial du Toronto Star, c’est que tout ce qui a été dévoilé au sujet de Rob Ford, jusqu’à présent, semblait au départ « farfelu ».

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Le conseil municipal a dépouillé le maire de la plupart de ses pouvoirs. C’est le maire suppléant, Norm Kelly, qui veille au grain. Que fait Ford, alors ? Cela lui laisse tout le temps qu’il veut pour faire déjà campagne pour l’élection de l’automne prochain.

Mercredi après-midi, à la réunion du conseil où il était question du budget, on pouvait le voir faire ses choix pour le Super Bowl et ensuite dédicacer des photos. Avec son frère, qui est aussi conseiller municipal, il attaque en outre constamment l’équipe maintenant aux commandes à sa place, en tapant toujours sur le même clou : les baisses de taxe. Il s’est fait élire en promettant des baisses de taxes, il se bat contre les hausses de taxe, il accuse tout le monde de vouloir trop dépenser et de faire payer les contribuables. Bref, il rabâche les messages politiques qui l’ont toujours bien servi.

Dans bien des cercles du centre-ville torontois, où peu ont voté pour Rob Ford – ses appuis viennent plutôt des banlieues ouvrières – , on se dit maintenant que les efforts ne doivent plus porter sur sa destitution. Parce que de toute façon, cela semble être peine perdue. Il n’y a que trois mécanismes pour mettre un maire de Toronto à la porte : qu’il soit reconnu coupable de conflit d’intérêts, qu’il soit reconnu coupable d’un crime punissable d’au moins six mois de prison ou des absences trop fréquentes des réunions du conseil municipal. Et rien de cela ne s’est produit.

Les efforts, dit-on, doivent maintenant être portés sur les moyens à mettre en œuvre pour bloquer sa réélection. Parce que, vous l’ai-je dit, le maire se représente, sans vergogne, sans l’ombre d’un doute sur la légitimité de sa démarche.

Qui pourrait bloquer sa réélection ?

Les sondages sont ambigus. Partout autour de l’hôtel de ville de Toronto, on croit que se présentera Olivia Chow, ancienne conseillère municipale et députée néo-démocrate de Trinity-Spadina, le comté qui couvre une bonne partie de l’ouest du centre-ville de Toronto, incluant le quartier chinois traditionnel – la veuve de Jack Layton est originaire de Hong Kong. On parle aussi du possible retour de John Tory, ancien chef du parti conservateur ontarien, et candidat défait à la mairie en 2003. Pour le moment, aucun des deux n’a annoncé publiquement ses intentions.

Karen Stintz, conseillère conservatrice d’un district du centre-nord de Toronto et présidente de la société de transport, est une des rares candidates à s’être annoncée – « Je me suis dit qu’il fallait que j’essaie de faire quelque chose pour qu’on n’ait pas à subir Ford pour encore quatre ans » – tout comme David Soknacki, un ancien conseiller municipal de Scarborough, une banlieue qui fait maintenant partie de la ville agglomérée.

Selon Clayton Ruby, le nombre de candidats sera crucial. S’il y en a trop, le vote pourrait être trop divisé pour bloquer Ford, qui continue d’aller chercher 20 % solides de l’électorat, selon Stintz. « Tout se joue maintenant là-dessus, dit l’avocat, combien seront dans la course ? »

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