Alex Harvey
ski de fond

Être le fils de Pierre

Dans leurs propres mots, des athlètes d’ici reviennent sur des moments charnières de leur carrière ou lèvent le voile sur des aspects méconnus de celle-ci. Bonne lecture !

Alex Harvey n’a plus besoin de présentations. Il est devenu, avec ses cinq médailles en Championnats du monde, dont deux d’or, l’un des athlètes canadiens les plus acclamés à travers le monde. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Très tôt dans sa vie, il a compris qu’être le fils de Pierre Harvey avait ses avantages, mais aussi ses inconvénients. Son récit.

J’avais 12 ans. Je participais à mes premiers Jeux du Québec en ski de fond. Mes seuls Jeux du Québec, en fait.

Quand j’étais jeune, j’étais pas mal moins performant. Je représentais la région de Québec et il y avait de vraiment bons athlètes qui venaient de là. Donc, c’est la seule fois de ma vie où je me suis qualifié pour y participer.

D’ailleurs, parenthèse Jeux du Québec. Vous connaissez sans doute mon père, Pierre Harvey, qui a été un grand champion de ski de fond. Ma mère, Mireille, pratique la médecine sportive et elle a aussi été une très bonne athlète. Même chose pour mes deux sœurs plus jeunes. En fait, dans la famille, je suis le seul qui n’a jamais gagné de médaille aux Jeux du Québec !

Bref, j’avais 12 ans et la compétition se déroulait à Rimouski, ville natale de mes deux parents. Je ne le savais pas encore, mais j’étais attendu de pied ferme. Les journalistes s’attendaient à ce que le petit gars de Pierre Harvey gagne toutes les épreuves.

Il y avait trois épreuves en ski de fond, deux individuelles et une en relais. Les courses individuelles s’étaient plutôt bien déroulées. Je n’étais pas en position de monter sur le podium, mais j’avais fini sixième, septième. J’étais assez content. C’étaient des courses normales pour moi, je savais que je n’étais pas à un assez bon niveau pour gagner. Je ne m’étais même pas qualifié pour l’équipe 1 de relais !

Mais après la deuxième course individuelle, les journalistes ont commencé à se casser la tête pour comprendre ce qui se passait. Pourquoi je n’étais pas sur le podium ? Moi, j’étais jeune. Quand j’avais fini mes courses, je voulais seulement aller glisser sur des tubes. C’était surtout un road trip avec des amis, pour moi. Je voulais aller m’amuser. À la place, on m’achalait pour comprendre ce qui m’arrivait. Pour les journalistes, je vivais une contre-performance.

Ma mère accompagnait la délégation de la région et elle avait dû organiser une conférence de presse. Ç’a été difficile pour moi. Pas besoin de vous dire que je ne vivais pas une très belle semaine.

Je me souviens que j’ai dû monter sur une tribune, devant tout le monde, avec un micro. Ce n’était pas une mêlée de presse, mais j’étais devant un lutrin. J’ai dû passer une vingtaine de minutes à répondre à des questions. Les journalistes n’avaient pas vraiment regardé mes résultats antérieurs, ils s’étaient surtout dit que le fils de Pierre Harvey allait tout gagner. Ils ne savaient pas que je ne gagnais pas au niveau provincial. J’ai dû expliquer que je terminais d’habitude septième, huitième, des fois cinquième. Je n’étais tout simplement pas de ce calibre à ce moment-là.

Veux, veux pas, ces quelques heures ont changé ma vie d’athlète. À la fin de la deuxième course individuelle, à la ligne d’arrivée, je voyais le gagnant devant, mais les caméras étaient braquées sur moi. Je suis allé voir ma mère, j’étais tanné, je pleurais. Pourquoi ils me filmaient ?

À ce moment précis, j’ai dit à ma mère : « OK, je ne gagnerai pas de médaille ici, mais un jour, je vais aller aux Jeux olympiques, et là je vais en gagner. »

Mes attentes

Être le fils de Pierre Harvey, ça vient avec des attentes. Je l’avais bien compris. Ç’a été la même chose pour mes deux sœurs. Elles étaient meilleures que moi au même âge, mais c’était quand même difficile pour elles. On aime les belles histoires de famille. On veut en parler. On veut que ça marche, dans le fond. Ça fait de beaux articles.

Tout ça m’a appris à me construire une carapace et à faire fi des attentes extérieures. Bref, à réussir à trouver une satisfaction à atteindre les objectifs que je me fixe moi-même. Pas ceux des autres. Aujourd’hui, je suis plus résilient entre autres grâce à cette journée aux Jeux du Québec.

L’entraînement commence en mai, et dès le premier jour, mes objectifs sont établis pour la saison. Les grands championnats sont en février. Donc, j’ai huit mois pour m’y rendre et pour travailler en fonction de mes objectifs. C’est mon entraîneur et moi qui sommes dans la meilleure position pour savoir ce qui est réaliste.

Ce sont de longues saisons. Il y a 36 compétitions internationales chaque hiver et tu ne peux pas être au top tout le temps. On sait des fois qu’au début, une huitième place est une victoire en soi. Puis, quand on s’approche du plus gros objectif, on vise le podium.

Cette semaine-là à Rimouski, j’étais en maudit. Je n’arrivais pas à prendre du recul. Je ne comprenais pas qu’à cause de mon père, je me fasse achaler comme ça.

Mais je n’ai jamais pensé abandonner. J’ai toujours adoré le sport. L’été, je faisais aussi du vélo. J’adore la compétition, j’adore l’entraînement. Tu prends soin de ton corps, surtout dans les sports d’endurance. Ton outil de travail, c’est ton corps. Tu es chouchouté à longueur de journée. Dans tous les sports de compétition, tu vois aussi tes améliorations. C’est très motivant de s’améliorer. J’ai toujours eu la passion du ski. C’était surtout frustrant. Je voyais moins à l’époque le côté vendeur d’une histoire comme celle-là, père-fils.

Mon père

Non seulement ça m’a endurci, mais ça m’a permis de réaliser que mon père était encore reconnu au Québec.

Mon père a toujours été mon modèle. Je savais qu’il avait gagné des compétitions internationales. De le côtoyer tous les jours, de voir qu’il était un être humain comme les autres, ça a changé ma perspective. Les héros dans ce sport-là sont des Européens, tu les vois à la télévision, dans les magazines de ski. Tu ne les vois pas en chair et en os.

Voir un champion en personne tous les jours, voir qu’il boit de l’eau comme tout le monde, voir qu’il n’a rien de surhumain, ça te fait comprendre que tu es capable, toi aussi. Que c’est possible de gagner des compétitions internationales dans un sport dominé encore aujourd’hui par les Européens.

Ce n’est pas toujours simple. Il n’y a presque jamais de compétitions en Amérique du Nord. Je pars le 5 novembre et je reviens le 20, 25 mars. On passe Noël, le temps des Fêtes dans une chambre d’hôtel en Europe. C’est quatre mois et demi sur la route. Ce sont de longues absences et tu ne vois pas beaucoup ton monde. C’est le plus dur. L’entraînement et la compétition, c’est une chose. Mais vivre sur la route, trouver une certaine routine, un certain confort à ne pas être chez soi, c’en est une autre. 

Il faut trouver le moyen de ne pas virer fou à vivre dans ta valise pendant quatre mois et demi. C’est une chose d’être bon en novembre, mais l’être encore en février ou en mars, au moment où ça compte, c’est tout un apprentissage.

J’ai su que j’y étais parvenu quand j’ai gagné ma première médaille d’or aux Championnats du monde en 2011, au sprint par équipes. J’en ai gagné quatre autres ensuite, dont l’or au 50 km l’an dernier.

Aux Jeux olympiques, je n’ai pas encore gagné la médaille dont j’ai parlé à ma mère ce fameux jour quand j’avais 12 ans. Mais aux Championnats du monde, ce sont les mêmes coureurs qu’aux Jeux olympiques. Dans les pays scandinaves, une médaille de Championnats du monde a la même valeur qu’une médaille olympique. Reste que le but ultime est une médaille olympique.

J’ai 29 ans aujourd’hui. À mesure que les années passent, je sais que je suis de moins en moins le fils de Pierre Harvey et que lui devient de plus en plus le père d’Alex.

Mais il a accompli des exploits que plus personne ne pourrait accomplir maintenant. Il a participé la même année à deux Jeux olympiques, en 1984. Il est allé aux Jeux de Sarajevo en ski de fond et aux Jeux de Los Angeles en cyclisme sur route. Les Jeux d’été et d’hiver se tenaient la même année à l’époque.

Pour beaucoup, le seul fait de se qualifier pour l’équipe olympique, c’est l’exploit de leur carrière. Le réussir deux fois dans la même année, dans deux sports, c’est un exploit auquel personne ne peut rêver. Et c’est maintenant carrément impossible de le faire. Il a aussi été le premier Canadien à gagner une Coupe du monde en ski de fond. Ça reste à jamais. Il a tracé la piste pour tous les autres qui ont suivi.

C’est sûr qu’aujourd’hui, Pierre se fait plus souvent appeler le père d’Alex. Mais je serai toujours fier de dire que je suis le fils de Pierre.

— Propos recueillis par Jean-François Tremblay, La Presse

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