Opinion Données de Facebook 

Deux poids, deux mesures

Facebook protège ses données. Mais attention. Ici, je parle bien de SES données et non de VOS données. Pour comprendre la différence, laissez-moi vous raconter une histoire que j’ai vécue avec Facebook en 2014-2015.

Comme professeur de journalisme, je m’intéresse depuis longtemps aux effets de la technologie sur l’information. Ces dernières années, je me suis particulièrement penché sur les bouleversements engendrés par les médias socionumériques. Déjà, en 2014, on savait que les Québécois s’informaient majoritairement au moyen de Facebook. Mais quelle information, au juste, leur parvient lorsqu’ils consultent leur fil d’actualité ?

Pour le savoir, j’ai élaboré un projet de recherche. Il s’agissait d’une application qui aurait demandé à un échantillon de participants de me laisser voir les 25 premiers éléments apparaissant dans leur fil d’actualité Facebook, à raison de trois ou quatre fois par jour pendant six semaines.

Bien entendu, le projet allait devoir être approuvé par le comité d’éthique de la recherche de mon université. Pour faire partie de mon échantillon, les participants allaient devoir me donner un consentement libre et éclairé.

Mais pour que mon application puisse être déployée dans Facebook, j’avais également besoin de l’autorisation de Facebook.

J’ai donc contacté Kent Foster, un des responsables des relations avec le milieu universitaire de Facebook Research, la branche du réseau social qui supervise les projets de recherche internes ou externes, comme le mien. Je lui ai expliqué mon projet. Il m’a demandé de lui faire parvenir une proposition écrite, ce que j’ai fait le 16 décembre 2014.

Quelques semaines après les Fêtes, le 26 janvier 2015, leur réponse m’est parvenue. C’était un refus. On disait surtout qu’« aucun groupe à l’interne ne souhaitait appuyer une collaboration » avec mon projet.

On pourrait penser, ici, que Facebook a agi comme une entreprise socialement responsable et qu’elle a protégé les données de ses utilisateurs. Je ne suis pas du tout de cet avis.

Il y a un monde de différence entre le projet que j’ai présenté en 2014 et celui que le chercheur de l’Université de Cambridge, Aleksandr Kogan, a mis au point l’année suivante, projet qui est au cœur d’une fuite de données personnelles qui a fait les manchettes ces derniers jours et forcé le président de Facebook, Mark Zuckerberg, à s’excuser.

L’application de Kogan s’appelait This Is Your Digital Life. Il s’agissait d’un quiz qui réalisait votre portrait psychologique. Environ 270 000 personnes l’ont passé. Mais l’application demandait aussi que les utilisateurs lui permettent d’accéder aux informations de leurs amis. Ce faisant, Kogan a obtenu les données personnelles d’environ 50 millions d’utilisateurs de Facebook, et ce, même si ceux-ci n’ont jamais utilisé l’application en question, encore moins consenti à ce qu’elle aspire leurs données personnelles. Aleksandr Kogan a permis à Cambridge Analytica d’accéder à ces données et la suite, maintenant connue, fait scandale.

L’application que j’avais commencé à programmer était d’une tout autre nature. Si vous aviez consenti à participer à mon projet de recherche, l’application vous aurait demandé votre âge, votre genre et votre région de résidence afin de constituer un échantillon représentatif de la population québécoise. Elle vous l’aurait demandé directement, sans puiser dans votre profil Facebook. Elle ne serait pas allée chercher votre liste d’amis ni aucune autre donnée personnelle possédée par Facebook.

Elle se serait ensuite contentée de recueillir uniquement les publications apparaissant dans votre fil d’actualité. Pour chacune de ces publications, elle aurait enregistré 14 variables relatives à ces publications (titre, date, contenu, provenance de la publication, nombre de « j’aime », de commentaires et de partages, etc.). C’est tout.

En somme, je ne m’intéressais pas à vous. Je m’intéressais à Facebook. Je m’intéressais à l’information que Facebook trie et vous sert dans votre fil d’actualité.

L’application d’Aleksandr Kogan et de Cambridge Analytica s’intéressait à vous, à vos données personnelles.

Cette différence fondamentale explique, à mon avis, pourquoi Facebook a refusé une application comme la mienne et accepté une application comme celle qui a été financée par Cambridge Analytica. Je fais l’hypothèse qu’en voyant ce que Facebook présente à des milliers d’utilisateurs, j’aurais été en mesure de déduire en partie comment fonctionne l’algorithme de Facebook.

On peut comprendre l’entreprise de vouloir protéger ses données « industrielles ». C’est son pain et son beurre. Facebook connaît exactement la valeur que peuvent avoir des données. C’est précisément ce qui rend encore plus scandaleux le laxisme dont elle a fait preuve dans la gestion des données personnelles de ses utilisateurs dans toute l’affaire Cambridge Analytica.

Facebook savait depuis longtemps que Cambridge Analytica avait violé le contrat qui avait initialement permis la cueillette des donnes de ses utilisateurs. Elle savait que les données recueillies dans un dessein de recherche étaient détournées à des fins commerciales et politiques. Facebook n’a pas pris de moyens suffisants pour que cette pratique cesse. Facebook, surtout, n’a pas prévenu ses utilisateurs.

Il y a donc deux poids, deux mesures avec les données, chez Facebook. Quand il s’agit de ses données à elle, l’entreprise les protège avec zèle. Quand il s’agit des données de ses utilisateurs, par contre, les derniers jours ont démontré qu’elle pouvait en disposer non pas avec nonchalance (le mot est trop faible), mais avec négligence.

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