Entrevue Serge Fiori
Un musicien parmi tant d’autres
La Presse
Pendant 30 ans, Fiori a gardé le silence sur cette fin abrupte. Il s’en explique enfin dans
, une bio écrite par son ex-blonde, la thérapeute Louise Thériault.L’écran de télévision dans le salon inondé de lumière fait 80 pouces. Il bouche une baie vitrée au complet. C’est le premier détail qui me frappe en entrant dans la tanière de Serge Fiori, là où il s’apprête à enregistrer un nouveau CD solo, le premier depuis 1987.
Tel l’éléphant dans la pièce, l’écran dévore l’espace et se dresse comme une immense contradiction dans la vie de Serge Fiori. Pourquoi ? Parce que depuis 30 ans, Fiori fuit les micros et les caméras, refusant la plupart des invitations à la télé, y compris, cette semaine, celle de
, incapable de supporter la pression et de gérer l’anxiété provoquée par la moindre apparition publique.En principe, un homme affligé de tels maux balancerait sa télé par la fenêtre. Mais chez Fiori, la télé semble être le rappel de ce qui l’attire et le tue en même temps.
Nous prenons place dans de gros fauteuils, l’un en face de l’autre, chacun sa tasse de café et un paquet de cigarettes entre les deux. Fiori, qui a eu 61 ans en mars et qui a cessé de boire, n’arrive toujours pas à couper la cigarette malgré le cancer du poumon qui a emporté son père en 1997.
L’ai-je dit ? J’ai connu Serge Fiori dans une autre vie. J’étais une jeune journaliste et la blonde d’un des gars d’Octobre, et lui, un jeune musicien pas comme les autres. C’était aussi un type maigre comme un clou, drôle comme un singe, mais surtout un musicien doué qui était le cœur et le moteur d’Harmonium. Ce qui me tarabustait avec lui à l’époque, c’est que dès qu’on s’en approchait pour tenter de percer le mystère déjà entier, il se défilait, prenait la fuite, disparaissait.
Le Fiori un peu plus rond et grisonnant que je retrouve dans son duplex du Vieux-Longueil ne se défile plus. Comme me l’expliquera Louise Thériault, « Serge ne se livre pas facilement et on peut passer des années à essayer de le convaincre de le faire, mais quand il accepte, c’est un livre ouvert qui ne censure rien ».
fait à partir de dizaines d’heures d’entrevues réalisées par Louise Thériault avec Fiori, mais aussi avec ceux qui ont traversé sa vie, en est la preuve. L’information est abondante et le ton, franc et jamais complaisant. Quand Fiori raconte sa vie, il le fait très honnêtement sans nous épargner les détails, même les plus pénibles.
Après avoir dévoré le livre de près de 400 pages et appris un tas de choses, j’avais encore des questions. D’abord, pourquoi ce livre ? Pourquoi maintenant et dans quel but ?
« Parce que je suis tanné des rumeurs, répond Fiori. Tanné de ne pas parler de ce qui m’arrive et de taire que je suis malade. Pendant longtemps, je ne comprenais pas ce que j’avais ; pourquoi, moi qui suis un dépendant affectif somme toute joyeux et de bonne humeur, une sorte de nuage noir s’abattait sur moi et me paralysait. J’ai cru que j’étais bipolaire ou dépressif, mais non, c’est chimique mon affaire, c’est un trouble de mes neurotransmetteurs induit par la cochonnerie – un
de LSD – qu’un pourri m’a refilée un jour au cégep et qui m’a fait faire un gros . Ce jour-là, on aurait dû m’amener drette à l’hôpital, mais personne ne l’a fait. J’en subis encore les séquelles. »Selon Louise Thériault, le
s’est mué en psychose toxique, laquelle a causé des lésions au cerveau de Fiori et fragilisé son terrain psychique. Fiori s’est pourtant remis de ce premier choc et s’est lancé dans l’aventure d’Harmonium avec un regain d’énergie. Mais la pression du succès fulgurant d’Harmonium qui, du jour au lendemain, s’est mis à vendre des milliers de disques et à devenir le groupe phare des années 70, a fini par réveiller le nuage toxique.« Pendant des années, j’ai combattu ce nuage noir, j’ai même travaillé avec. Cela n’avait rien à voir avec le trac ou la timidité, je n’ai jamais eu le trac de ma vie. Mais un soir sur scène, au cégep de Sainte-Thérèse, j’ai senti le store noir qui descendait. Je ne voyais plus rien, je saignais de la bouche, ç’a été le début de la fin. Après ça, j’étais terrorisé à l’idée de faire une autre crise, ce que je n’ai pas manqué de faire jusqu’à ce que ça devienne invivable. »
Un chapitre particulièrement troublant du livre porte sur les parents de Fiori, Georges, son père musicien, attachant mais
et irresponsable, et sa mère, Claire Dauphinais, une femme froide, coiffeuse de métier, vivant dans un monde d’apparences et dénuée d’instinct maternel ou d’intérêt pour son fils unique.« Il n’y a pas de repas familial chez les Fiori, écrit Thériault, pas plus qu’il y a des moments d’échange. Lorsqu’il se sent trop seul, Serge traverse la rue et se rend chez Palmira, sa tante. Il préfère la violence de l’oncle Paul à la froide solitude de sa maison. »
Je demande à Fiori s’il s’est senti abandonné par sa mère. « Complètement, répond-il sans hésiter. Mes parents, c’était Dean Martin et Doris Day : une joke. Ils m’ont donné mon plus gros défaut : le besoin de plaire à tout prix. Et tout mon trip d’Harmonium a été en réaction contre eux. Je montais sur scène avec ma salopette blanche et mes cheveux dans la face pour m’annuler en quelque sorte. J’étais dans l’anti-paraître. Je voulais que le focus soit sur ma musique, pas sur mes jeans serrés. Sauf que je me suis fait pogner. Je suis devenu une rock star malgré moi et j’ai aimé ça en ostie ! C’était le fun, c’était facile et j’aurais continué si la maladie ne m’avait pas rattrapé. »
En 1978, après le succès monstre de
, la virée en Californie, le show avorté à Berkeley pour cause d’instruments perdus, la rupture avec René Lévesque, son idole et compagnon de poker, une tournée au Québec, au Canada, et en première partie de Supertramp en Europe, tout cela en enregistrant le disque , Fiori craque. Épuisé, vidé, en crise, il quitte le bateau Harmonium qui, sans lui, sombre.« Je m’étais peinturé dans le coin. Je me suis senti coupable de lâcher, je savais que les autres m’en voulaient à mort, mais j’étais incapable de leur dire que j’étais malade. J’avais honte d’avoir abandonné le bateau que j’avais monté. »
Disparu de la scène publique à partir de 1985, Fiori n’est pas resté roulé en boule chez lui à pleurer. Il a recommencé à faire de la musique tout seul dans son studio, il a composé le thème de Juste pour rire, écrit pour Nanette Workman, dont il est tombé éperdument amoureux (et elle de lui), a vécu plusieurs histoires d’amour, s’est lié d’amitié avec Luc Picard et Pierre Falardeau et est demeuré un souverainiste convaincu.
« Mon seul regret, aujourd’hui, c’est d’être sur les pilules et de ne pas être capable de débarquer sur les scènes dans tous les villages du Québec. Pas pour chanter, pour parler de politique et pour brasser le monde. J’aurais de quoi à dire, mais mon état ne me le permet tout simplement pas. »
Fiori est sincère dans ses regrets. N’empêche qu’il est difficile de ne pas croire que sa maladie, aussi réelle soit-elle, est aussi un refuge. Ou peut-être le prétexte qui lui a permis de tuer le gourou en salopette blanche à qui toute une génération a communié, pour redevenir un musicien parmi tant d’autres.