ÉDITORIAL 375E ANNIVERSAIRE DE MONTRÉAL

La Société du spectacle

« Cet été, Montréal sera théâtre ! Dans la rue ou sur la scène, ce sera un feu roulant », a lancé Gilbert Rozon, en dévoilant la programmation du volet Fous de théâtre, il y a cinq semaines. Pour souligner le 375e anniversaire de la métropole, le commissaire aux célébrations est sur la même longueur d’onde que le maire Coderre : il faut en mettre plein la vue !

Depuis l’été d’Expo 67, Montréal n’a pas vu une telle manne culturelle lui tomber dessus. Voilà qui est merveilleux !

Toutefois, au risque de passer pour le « casseur » de party, permettez-nous de mettre les choses en perspective.

À l’heure où le milieu des arts de la scène dénonce « l’ignorance et l’inculture » des pouvoirs publics, la programmation du 375e anniversaire nous laisse perplexes, car elle s’apparente plus à une stratégie de marketing culturel qu’à une célébration de la création artistique. Au lieu de nous réjouir, on craint plutôt l’effet gueule de bois, une fois la fête terminée… et les coffres vides.

Certes, si M. Rozon n’avait pas été chercher ces millions disponibles pour sa programmation, on aurait privé les artistes de travail et les citoyens d’activités culturelles abordables. La programmation officielle compte 400 activités de toutes sortes qui s’ajoutent à la saison fort achalandée des festivals montréalais. Il y a une surenchère, une improvisation et un éparpillement qui n’aident personne. Ni les artistes ni le public.

« La bébelle à Lapalme »

Cela passerait mieux si nous étions dans un pays où la culture est valorisée, placée au cœur des priorités politiques. Au contraire, la culture n’a jamais occupé une grande place dans le discours et l’action politique au Québec. Au début des années 60, le premier ministre Jean Lesage aimait dire que la culture, « c’est la bébelle à Lapalme », en parlant de Georges-Émile Lapalme, ancien chef du Parti libéral du Québec et créateur du ministère des Affaires culturelles.

Un demi-siècle plus tard, la culture est devenue le jouet d’organisateurs « événementiels ». Alors que sur le terrain, c’est la misère. Les créateurs et les compagnies artistiques ont d’urgents besoins. Depuis 15 ans, leur condition économique se détériore sans cesse (le salaire annuel moyen d’un membre de l’Union des artistes était de 21 450 $ en 2016). Comme l’illustre la présidente de l’Union des artistes, Sophie Prégent, en entrevue à La Presse : « La tarte n’a pas grandi, elle est juste distribuée différemment. Plus de gens font moins d’argent. »

L’art de dépenser

Bien sûr, l’argent public dépensé par la Société du 375e Anniversaire de Montréal (comme les 20 millions de subventions accordées à Ottawa 2017 pour les célébrations du 150e anniversaire du Canada dans la capitale) n’est pas comptabilisé dans les crédits d’aide à la création. Cet argent tombe du ciel comme des feux d’artifice. Alors on dépense.

Or, une question nous taraude : pourquoi, quand vient le temps des anniversaires, trouve-t-on toujours de l’argent – dont 39,5 millions pour illuminer un pont – , mais que lorsqu’il faut verser 40 millions supplémentaires pour aider le Conseil des arts et des lettres et assurer du travail aux compagnies et aux artistes durant quatre ans, c’est au-dessus des moyens du gouvernement ?

Attention ! On ne dit pas ici que la culture doit être réservée à une élite et que la population n’a pas le droit de se divertir dans la rue et dans les salles de spectacles. Depuis un demi-siècle, les politiques culturelles de plusieurs pays – dont la France, un modèle – ont fixé trois grands axes : démocratisation, diffusion et, surtout, création, matière première de la culture.

Espérons que la nouvelle politique culturelle du Québec, qui sera déposée cet automne par le ministre Luc Fortin, ira dans ce sens. La culture est trop importante pour la confiner au « marketing » et à l’art de jeter de la poudre aux yeux. « Acquérir une culture est pour l’homme d’aujourd’hui, un moyen de retrouver son autonomie, c’est-à-dire la capacité de juger ce monde qui l’entoure », affirmait le ministre français Jacques Duhamel en 1971.

Aujourd’hui, dans notre monde de plus en plus complexe, imprévisible, cela est d’autant plus vrai.

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