Opinion

Remettre notre monde à l’heure

Le Premier de l’an, ma montre s’est arrêtée.

Son cadran tout entier, comme sans pouls palpable s’il avait eu à en avoir un.

À croire que ma montre de chemin de fer suisse récusait sa garde suisse pour jouer l’innocente face au misérable bilan humain de 2016.

Fallait-il y voir la défaillance de notre monde en mal d’empathie qui n’en finit jamais, malgré la merveille, d’égorger, d’affamer, d’écraser, d’enflammer, de provoquer ou de détruire l’autre ?

En sciences, on apprend vite à se méfier des associations temporelles aux allures de cause à effet.

Une montre qui refuse de repartir l’année à cause des horreurs du passé, le vaccin contre l’hépatite B qui déclenche la sclérose en plaques, les dents qui causent de la fièvre aux bébés, toutes ces idées sont totalement fausses.

Le jour n’est pas la cause de la nuit parce qu’il la précède toujours. Des résolutions peuvent être prises à chaque seconde de notre vie, sans la béquille d’un calendrier. Ma montre à plat le lendemain du Bye bye n’est ni l’incarnation d’un désenchantement ni la plateforme pour annoncer un recommencement.

En Syrie, au Soudan du Sud, au Yémen, en Ukraine et en Irak, ça chauffe, ça pète, ça s’enfuit, bref ça vous retourne l’idée de l’homme par l’homme, me confirme Joanne Liu, présidente internationale de Médecins sans frontières. Nous sommes à la cafétéria du vieux Sainte-Justine, exactement là où, 60 ans plus tôt, mon père parlait vitamine D et poliomyélite avec ses confrères pédiatres. Le rachitisme et la polio s’étant raréfiés, on jase aujourd’hui, avec ma sublimissime collègue, de bombardement d’hôpitaux, d’enfants réfugiés et de la haine qui s’est emparée de la rumeur publique.

Dans l’Europe inquiétée, des migrants noyés ou étranglés dans des fils barbelés, des enfants forcés à la mendicité devant des boutiques de luxe. À Berlin, à Istanbul, à Paris, à Nice, à Ouagadougou, dans des marchés, dans des lieux de culte ou de promenade, partout des attaques sadiques sur des quidams innocents. Chez nous, contre les comptoirs de cuisine, à côté d’un char de police, dans les cours d’école, à l’université, des victimes d’agressions psychiques, physiques, sexuelles, pourtant des tout-petits, des femmes, des autochtones, des homosexuels, des invalides… des hommes, tout simplement.

À une horreur près, la technologie aidant, nos écrans extrêmes pourraient bientôt finir par nous cracher, nous vomir ou nous pisser dessus. Il y aurait un public pour cela et des fabricants fichus de le satisfaire.

Longtemps les pédiatres ont conseillé d’interdire les bulletins de nouvelles aux petits de moins de 7 ans.

La facilitation des médias à transmettre les affaires du monde force désormais une recommandation à la hausse, au-delà de 8 à 13 ans pourrait-on dire, selon la personnalité des enfants, la férocité du jour et la disponibilité des adultes pour se faire grande oreille. Afin de mieux protéger un cerveau sain d’un viol collectif ou d’une décapitation en direct, il faut avoir dépassé le stade de la pensée logique.

Des bien-pensants pourraient faire valoir qu’on assiste de nos jours à cent fois moins d’actes violents qu’au Moyen Âge. Ce serait oublier que les attaques civiles ne surviennent plus comme des stratégies de survie ou de territoire, qu’elles arrachent désormais pour rien, malgré des conventions internationales de droit, chez des humains qui n’attendent pourtant que d’aller chercher du pain.

En dépit des capacités de langage et d’imagination qui distinguent Homo sapiens du grand mammifère, n’est-il pas stupéfiant que l’horreur n’arrive jamais à se décoller de nos avancées éducatives, sanitaires et culturelles ?

« Pour chaque deux pas en avant, il semble que nous en fassions souvent un en arrière », a affirmé Barack Obama la semaine dernière afin de nous rassurer sur nos progrès au temps du néopopulisme, en ravivant du coup moins nos capacités collectives obsolètes que nos forces individuelles à persévérer dans l’intolérable.

Mon poignet gauche privé de son tic-tac, comme un cadavre de la mesure du temps. Je serais Boucar Diouf que, sous l’érable, mon grand-père dirait : « T’es pas manchot dans la vie, mon garçon, tant qu’il te reste un autre poignet ! »

Mon poignet droit, comme un univers des possibles en 2017. L’occasion de rappeler à des chanceux comme nous leurs capacités sensorielle, émotionnelle, intellectuelle, langagière, créative et sociale de faire émerger le meilleur.

L’empathie pour le monde se construit tôt dans le lien d’attachement du bébé pour son parent.

Parce qu’il est apaisé, l’enfant se soulage de sa peur primitive, vit moins de stress, protège l’intégrité de ses neurones et se développe harmonieusement. Chez lui grandissant sainement, s’ensuit un meilleur appétit sensoriel, une meilleure mémoire, une meilleure confiance en soi, une meilleure autorégulation, une meilleure flexibilité, une meilleure entraide, un meilleur jugement, et, ultimement, un meilleur sens moral.

En neurosciences, on distingue sommairement deux sortes d’empathie. Il faut bien une quarantaine d’années pour que le mécanisme opère sa pleine mesure.

L’empathie cognitive permet de lire dans la tête de l’autre, puis d’imaginer et de comprendre comment il peut être affecté par une situation. L’empathie émotive autorise le ressenti, la résonance aux sentiments d’autrui. L’empathie cognitive installée dans le cortex préfrontal dorsolatéral, l’émotive dans l’orbitofrontal, l’une avec l’autre comme le ciment social de ce que nous sommes et léguerons.

Le déficit en empathie cognitive conduit à l’apitoiement, aux histoires gluantes et à l’écroulement de tout un chacun par contamination affective. Le déficit en empathie affective conduit au despotisme, à la cruauté mentale et à l’écroulement de tout un chacun, mais là, par croupissement immoral.

Si vous êtes allé au cinéma ces dernières semaines, vous avez peut-être remarqué un nombre rassurant de films américains exceptionnels et particulièrement riches en recharges empathiques, cognitives comme émotives : Lion, Manchester by the Sea, Moonlight, Arrival. La fiction ici viendrait au secours de la réalité. Car un film catastrophe américain qui n’est pas un film va réellement prendre l’affiche demain à Washington. S’y sont invités la misogynie, le racisme, l’antiscience, l’intimidation, la provocation, le déni, bref, avec le toupet, l’agression toute crue.

« L’empathie est le contrepoint de l’agression, dit Boris Cyrulnik. Je peux tuer la fleur si je n’ai pas la conscience de lui faire de mal. »

Un peu secoué par mon lunch avec Joanne Liu, je remonte sur mon étage d’enfants hospitalisés. Au poste des infirmières épuisées, mais encore tellement solides malgré le déménagement dans un autre monde, le nouvel hôpital Sainte-Justine, nous partageons nos états d’âme, nos déceptions, nos inquiétudes, nous interchangeons nos perceptions et nos affects, et avec un peu de musique, pour nous redonner l'erre d’aller dans notre mois de janvier. Avec quelques petits patients, on se fait même une petite danse sur l’air de La La Land.

Ragaillardi, le lendemain, je change les piles de ma montre. L’affaire est réglée. Il ne faut pas se penser plus intelligent que le problème.

Le temps file, de toute façon.

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