Athlétisme

Le phénomène Cam Levins

À 25 ans, Cam Levins s’annonce comme le meilleur coureur de fond de l’histoire canadienne. Le Britanno-Colombien, qui vient de démolir le record national du 10 000 mètres, vise le podium cet été aux Mondiaux de Pékin. Mais un nuage pointe…

Il fallait être dans le stade de l’Université de l’Oregon pour le voir courir. Parce qu’il n’est pratiquement pas passé à l’écran durant ce 10 000 mètres de haute volée. Il était loin derrière, s’en tenant au rythme imprimé par un deuxième lapin.

Le groupe des meneurs s’effilochait sous l’impulsion du champion olympique Mo Farah. Puis, la tête frisée de Cam Levins est apparue sur une image isolée. Le Canadien réalisait une remontée tardive remarquée par les spectateurs et les commentateurs. Voilà qu’il rattrapait un Ougandais, un Kényan, puis un autre.

Levins a fini quatrième, mais il était surtout venu chercher un chrono à la célèbre Classique Prefontaine, le 30 mai. En 27 min 7,51 s, il a surpassé sa marque personnelle par 20 grosses secondes. Il a aussi battu de 16 secondes le record canadien que détenait Simon Bairu depuis 2010.

« Honnêtement, je me sentais vraiment préparé pour ça, affirmait Levins, trois jours plus tard. Je savais que j’obtiendrais mon meilleur temps. Je ne pouvais dire par combien, mais j’étais très confiant de pouvoir amener ce record canadien près des 27 minutes. En fait, j’ai performé comme ce à quoi je m’attendais ! »

Au téléphone, Cam Levins paraît soulagé. Les deux dernières saisons ont été difficiles. Cette prestation canon le remet à l’avant-scène internationale.

« Dans sa carrière, tout athlète doit prendre du recul et décider si c’est ce qu’il veut faire, si ça vaut tout ce temps investi, observe le coureur de 25 ans. À un certain moment, je me suis demandé si je voulais continuer. »

300 KM CHAQUE SEMAINE

Originaire de Black Creek, petit village à l’est de l’île de Vancouver, Levins est sorti de presque nulle part en 2012 pour enlever les titres de la NCAA aux 5000 et 10 000 m. En fait, il débarquait de la modeste Southern Utah University, où il enfilait les kilomètres en altitude à un rythme ahurissant, dépassant parfois les 300 km en une semaine. Un phénomène.

À l’été, il a tenu son bout dans le premier peloton au 10 000 m des Jeux olympiques de Londres, terminant 11e, tandis que le Britannique Farah s’envolait vers la gloire devant les siens.

Au printemps 2013, Levins a rejoint Farah dans le Nike Oregon Project, groupe sélect dirigé par le célèbre entraîneur Alberto Salazar.

Renommé pour ses méthodes avant-gardistes, Salazar, triple gagnant du marathon de New York, a considérablement changé le régime d’entraînement de son nouveau poulain. Aujourd’hui, il ne dépasse pas les 130 km dans les semaines à grand volume.

« C’était mon problème avant, pense Levins. J’avais l’enthousiasme, j’étais prêt à faire n’importe quelle quantité d’entraînement. Mais ce n’est pas toujours combien tu peux faire, c’est aussi à quel point tu peux être intelligent à l’entraînement. »

La transition a été plus longue que prévu. Pendant deux ans, ses temps ont stagné ou régressé. Il s’est impatienté. « Cam Levins est-il fini ? » pouvait-il lire dans des forums de discussion. Il a quand même arraché le bronze de façon spectaculaire aux Jeux du Commonwealth de Glasgow, l’été dernier.

Côtoyer Farah et l’Américain Galen Rupp, médaillé d’argent à Londres, lui a aussi appris à « agir en professionnel ». Levins s’est endurci sur la piste, refusant d’abandonner lorsque les séries se corsaient. Cette année, il est parvenu à suivre Rupp de façon presque systématique, dit-il. « J’ai juste vraiment changé ma mentalité à l’entraînement. Ça a fait des merveilles et je suis devenu un athlète beaucoup plus constant. »

Au début de l’année, il a marqué les esprits en remportant le mille avant de surprendre Rupp sur deux milles trente minutes plus tard, à l’Invitation Armory, une compétition en salle. Son record canadien à la Classique Prefontaine confirme son retour en force.

« J’ai le sentiment que c’est mon premier pas important pour aller au-delà d’où j’étais en 2012 », dit Levins, qui compte se convertir au marathon dans quelques années.

LA BOMBE SALAZAR

L’entrevue a duré une bonne demi-heure, mardi soir dernier. Jamais Levins n’a laissé transparaître le moindre souci. Il devait pourtant savoir qu’Alberto Salazar était sur la sellette.

La bombe a éclaté le lendemain. Une enquête commune de BBC et de ProPublica, un site américain de journalisme d’investigation à but non lucratif, révélait que d’anciens collaborateurs et athlètes accusaient l’entraîneur du Nike Oregon Project (NOP) de pratiques dopantes.

Au moins sept d’entre eux s’en sont ouverts à l’agence américaine antidopage (USADA), qui n’a ni infirmé ni confirmé la tenue d’une enquête.

L’ex-numéro deux du NOP a lancé l’accusation la plus sérieuse. Steve Magness est tombé sur un document indiquant que Galen Rupp aurait été traité à la testostérone, un stimulant interdit, à l’âge de 16 ans. Magness, qui a démissionné avant les JO de 2012, et d’anciens membres du NOP ont également mis Salazar en cause pour avoir facilité la prescription de médicaments destinés uniquement à l’amélioration des performances. Il aurait fait parvenir deux pilules mystérieuses à Rupp dans un livre troué. Un massothérapeute a trouvé un tube de testostérone dans une chambre que Salazar venait de quitter.

Aucun athlète du NOG n’a échoué à un contrôle antidopage.

Salazar et Rupp, qui ont refusé les entrevues à la caméra, ont fermement réfuté les allégations. « Aucun athlète au sein de l’Oregon Project n’utilise une médication qui va contre l’esprit du sport que nous adorons », s’est défendu Salazar dans une déclaration écrite.

Levins ne s’exprimera pas sur la question, a fait savoir un porte-parole d’Athlétisme Canada, précisant que ce n’était pas nécessairement la décision du coureur. Mis au fait des allégations par Salazar lui-même, il y a un mois, le directeur technique de la fédération canadienne est persuadé de l’innocence de Levins.

« C’est un gars qui s’entraîne extrêmement fort depuis très longtemps et ses résultats sont le fruit de son dévouement et de son entraînement », a soutenu Peter Eriksson, au téléphone depuis la Suisse. « Je sais que Cam n’est pas assez stupide pour tomber dans un piège comme celui-là. »

Eriksson refuse de juger Salazar « avant que toutes les preuves ne soient mises sur la table ».

VERS UN TRIPLÉ ?

Après le scandale impliquant l’athlétisme russe et les questionnements entourant la domination de l’ex-drogué Justin Gatlin, l’affaire Salazar risque de faire couler de l’encre dans les prochains mois. Surtout si l’ambition affichée de Levins se réalise cet été aux Mondiaux de Pékin : un balayage du podium du 10 000 m par les athlètes de l’Oregon Project.

« De toute évidence, Mo et Galen en sont capables, dit le Canadien. C’est à moi, en quelque sorte, de compléter ça ! »

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