Chronique

Si le courtier se mettait à la place de son client

J’aimerais qu’on fasse une version « investissement » de cette publicité rigolote dans laquelle un pharmacien se met vraiment à la place de ses clients. On voit le pharmacien qui s’élance sur une patinoire, réussit quelques figures de patinage artistique et puis… bang ! Dans la bande ! On sent que le pharmacien souffre pour la fillette qui vient le consulter avec une énorme prune sur le front.

Qu’arriverait-il si les conseillers financiers se retrouvaient à la place des investisseurs ? Agiraient-ils différemment ? Achèteraient-ils les mêmes produits ? Imposeraient-ils des frais aussi élevés à leurs clients ? Pas sûr…

Pour en avoir le cœur net, il suffirait d’obliger les conseillers financiers à faire passer les intérêts de leurs clients en premier. Vous pensiez que c’était déjà le cas ? Eh non ! À travers le spaghetti de lois et de règlements qui encadrent les différents conseillers financiers, on parle de loyauté, d’honnêteté, de prudence. Mais il n’y a rien d’uniforme, rien de cohérent.

Les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) veulent introduire un « devoir de fiduciaire » qui forcerait les conseillers à agir dans le meilleur intérêt de leurs clients.

« Les consultations ont été très suivies par l’industrie, mais assez peu par les investisseurs qui sont mal représentés, mal informés », déplore Robert Pouliot, membre du conseil de FAIR Canada, un des rares organismes de défense des épargnants au pays.

Face aux institutions financières qui ont les moyens de produire des mémoires fouillés, les consommateurs de produits financiers ne font pas le poids. Pourtant, ce sont leurs intérêts qui sont en cause. Ne l’oublions pas. Les règles sont conçues pour protéger les citoyens, pas l’industrie.

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Pour l’instant, le conseiller doit simplement s’assurer que les placements correspondent au profil de son client, à son niveau de tolérance au risque. Par exemple, il ne peut pas investir le portefeuille d’une retraitée hyperprudente dans des actions spéculatives. Cela lui vaudrait une poursuite ! Il peut toutefois lui recommander un fonds commun d’obligations qui coûtera très cher de frais à sa cliente, mais qui lui rapportera de juteuses commissions. Personne ne lui tapera sur les doigts, car le fonds correspond au profil de la cliente, même si c’est loin d’être le meilleur choix.

Dans ce genre de relation, il y a un conflit d’intérêts « inhérent », estime Raymonde Crête, professeure à la Faculté de droit de l’Université Laval et directrice du Groupe de recherche en droit des services financiers qui a présenté un mémoire fort intéressant aux ACVM.

D’un côté, le conseiller souhaite obtenir de bons rendements pour ses clients. Mais de l’autre, il veut s’offrir une bonne paie et atteindre les objectifs imposés par sa firme.

En fait, l’industrie au complet repose sur un conflit d’intérêts latent. Depuis le décloisonnement des services financiers, les grandes institutions financières ont le nez partout. « Cette concentration est particulièrement propice à l’apparition de conflits d’intérêts », note Mme Crête.

Pour plaire aux actionnaires qui réclament toujours plus de profits, il est tentant de mousser la vente de produits qui rapportent de gros sous à l’institution financière, mais qui cachent des frais exorbitants pour les clients. Au passage, les patrons s’en mettent plein les poches.

C’est le genre de pratique qui a mené à la crise financière de 2008. Il faut que ça cesse. Toute l’industrie doit faire son examen de conscience, pas juste le conseiller qui parle au client. Les hauts dirigeants, les équipes de vente et les architectes des produits structurés.

« C’est le client d’abord ! » insiste Louise Champoux-Paillé, chargée de cours à l’UQAM et spécialiste en risque fiduciaire et en gouvernance. « Toute la chaîne de production devrait s’imprégner de cette culture », dit-elle.

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Le changement doit venir d’en haut. Sinon, les conseillers resteront coincés entre leur devoir de fiduciaire et la pression financière de leur patron. Toute l’industrie doit embarquer.

Le principe de la primauté accordée aux intérêts du client devrait apparaître de façon claire et uniforme dans la réglementation sur les valeurs mobilières. Et ce principe devrait s’appliquer à l’ensemble des acteurs-clés d’une organisation, recommande donc Mme Crête.

Une vraie révolution ! Pas étonnant que l’industrie prône le statu quo. Plusieurs estiment que le devoir de fiduciaire sera trop difficile à mettre en pratique.

Par exemple, comment appliquera-t-on la règle aux conseillers qui ont accès à un nombre restreint de produits de placement ? Il serait pour le moins étrange qu’un planificateur financier qui distribue uniquement les produits d’une banque soit obligé de suggérer à son client d’aller voir ailleurs.

Mais cet argument n’est pas insurmontable. Au-delà du principe général, il serait possible de moduler l’intensité du devoir de fiduciaire en fonction du modèle d’affaire de l’entreprise, explique Mme Crête.

Autre questionnement de l’industrie : les conseillers qui ont accès à des milliers de produits financiers devront-ils les analyser un par un pour identifier le produit idéal? Faudra-t-il aussi tenir compte des considérations fiscales, des besoins d’assurances du client ? Où est-ce qu’on s’arrête ?

Pas de panique ! On ne demande pas aux conseillers d’être parfaits. En Australie, où les conseillers auront bientôt un devoir de fiduciaire, ils seront tenus de prendre des mesures « raisonnables » pour servir le meilleur intérêt de leurs clients.

Ce n’est pas la fin du monde. La preuve, c’est que l’Union européenne et le Royaume-Uni ont déjà fait le virage. Et personne n’est mort.

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