Chronique

Joe le taxi

Je dînais en début de semaine avec des collègues, à l’occasion de l’anniversaire du plus jeune d’entre eux. Vingt-trois ans. Ça m’a frappé comme une tonne de briques tombées d’un édifice centenaire : j’ai, pour la première fois de ma vie, un collègue dont je pourrais être le père. Le coup de vieux.

Après qu’il nous eut expliqué que cinq heures de sommeil lui suffisent pour se remettre d’une soirée bien arrosée – afin d’arriver frais et dispos au bureau –, j’ai fait le compte rendu de mes fins de semaine à m’improviser chauffeur de taxi pour mes garçons. Le décalage entre nous ne se limite pas à nos horaires…

Vendredi de la semaine dernière, coincé dans le trafic au retour d’une sortie aux « sports d’hiver », Fiston m’a contacté grâce au téléphone d’une camarade de classe pour m’aviser qu’il aurait du retard. Il m’a rappelé un peu plus tard, d’un autre téléphone, pour me dire qu’il aurait beaucoup de retard.

Nous avons reconduit son petit frère et un voisin à la chorale. Puis, plutôt que d’aller prendre l’apéro chez un ami comme prévu, nous sommes rentrés à la maison, de crainte qu’il n’ait pas le réflexe de rappeler sur le cellulaire. Il l’a fait au moment même où nous arrivions à la maison. « Voyons, papa ! C’est sûr que j’allais y penser ! »

Nous sommes donc allés à sa rencontre au collège, qui ne se trouve pas dans notre quartier. Il avait trois heures de retard. Mon ami nous attendait toujours pour l’apéro. Sitôt arrivé chez lui, j’ai dû repartir à la chorale chercher le plus jeune et raccompagner le voisin. J’ai fini par prendre l’apéro un peu avant 21 h.

Le lendemain midi, on avait invité des amis à la maison. Pendant le cours de natation de Fiston, j’ai fait les courses pour le brunch. Juste le temps de sécher les cheveux du petit en sortant de la piscine et de trancher une demi-douzaine de bagels en rentrant à la maison, les amis sonnaient à la porte. Juste le temps de manger un bagel et le moment était déjà venu de reconduire le plus vieux chez un camarade de classe, à l’autre bout de la ville.

Je n’avais pas prévu la longueur du trajet. Quarante minutes aller-retour. Juste le temps de revenir m’excuser auprès des amis laissés en plan pour leur dire que j’avais rendez-vous chez le coiffeur… à l’instant. En rentrant, je me suis assoupi 10 minutes sur le divan.

« Papa, viens me chercher à 16 h 30 »

« Oups, y a eu un échec d’envoi ! »

« Dépêche-toi parce qu’ils doivent partir dans super pas longtemps »

« Donc max 16 h 40, please ! »

« Papa ? ? ? ? ? ? ? »

« Réponds ! ! ! ! »

Dix minutes les yeux fermés. Six textos. Les deux premiers envoyés à 16 h 24. J’ai répondu « J’arrive ». Je suis arrivé vers 17 h. « Pourquoi t’as pas appelé ? »,lui ai-je demandé. « Parce qu’on est en 2017 ! » Je n’invente rien.

Quarante minutes aller-retour. Juste le temps de rentrer à la maison et d’aller rejoindre ses cousins au resto.

Chaque fin de semaine, c’est le même cycle rapide qui se répète : natation, tennis, soccer, anniversaires, amis. Papa fait le taxi (et l’épicerie). Maman fait (pas mal) tout le reste. Toujours à la course, même quand il s’agit de faire du sport ! Je me retrouve souvent, le dimanche après-midi, à rêver au lundi matin et à la quiétude du bureau.

La semaine précédente, c’était plus ridicule encore. Le plus vieux avait un enchaînement d’anniversaires, le samedi (incluant la nuit) et le dimanche. Il s’est levé tard – ce qui n’arrive que lorsqu’il ne dort pas à la maison –, je suis aussitôt allé le chercher et on est arrivés de justesse, à midi, chez son autre ami.

J’avais quatre heures devant moi ! Aussi bien dire une éternité en minutes parentales. Je suis allé courir à la montagne en promettant au plus jeune qu’on irait glisser en après-midi. Sauf que le temps de saluer les beaux-parents de passage à la maison et de me changer, il était déjà plus de 15 h.

Nous sommes arrivés au mont Royal vers 15 h 25. À 16 h, je devais récupérer le plus vieux chez son ami dans l’Est pour me rendre au soccer dans l’Ouest à 16 h 30. J’ai fait un rapide calcul mental : il nous restait 20 minutes pour glisser. Nous avons couru du stationnement à la maison Smith jusqu’à la butte donnant sur le lac aux Castors.

Nous avons fait la file derrière une demi-douzaine de petits casse-cous, et lorsqu’est arrivé notre tour… Fiston n’avait plus envie de glisser. « Allez, mon p’tit loup ! On a juste le temps d’y aller une fois ! » Les autres petits attendaient derrière nous avec leurs parents. Ils se demandaient si nous allions hésiter longtemps. La file s’allongeait, le temps filait, le papa-chauffeur de taxi s’impatientait.

Je n’ai pas eu le temps de m’obstiner. On n’a pas glissé. On a couru vers la voiture, on est restés coincés dans le trafic, on est arrivés en retard chez l’ami du plus vieux et on a raté son entraînement de soccer.

« Ça donne envie d’avoir des enfants ! », m’a lancé une collègue de 30 ans – qui n’en a pas – pendant le dîner. J’ai ri. C’est vrai que ce n’est pas toujours simple. On dort moins bien le matin, on court toute la journée, on se fait du souci. Mais Émilie, une autre collègue, a eu un premier bébé cette semaine. Et je me suis dit, sans en douter une seule seconde, que c’était assurément la plus belle chose qui lui arriverait dans la vie.

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