Opinion Boucar Diouf

Netflix, langue et érosion culturelle 

Il paraît que la ministre Joly hausse désormais le ton et trouve que les géants du web représentent une menace sérieuse pour l’écosystème culturel canadien. 

C’est un petit pas. Mais permettez-moi dans ce texte d’emprunter un chemin de contournement pour développer ma pensée sur le combat du Québec. Ce que je trouve fascinant dans la lutte identitaire du Québec, c’est cette obsession presque unidirectionnelle pour la langue qui, même si elle est bien légitime, il faut le rappeler, finit par faire oublier que la culture est un enjeu tout aussi important. 

Une langue, ça s’apprend parfois pour un simple besoin mercantile ou pratique et sans aucune adhésion à sa culture d’origine. Mon frère Ndane, qui a travaillé avec bien des nationalités, parle huit langues. Il maîtrise parfaitement l’espagnol et le portugais, mais n’a aucun lien autre que la parlure avec l’Espagne ou le Portugal. Par contre, ma sœur Mbiss, qui travaille pour la coopération allemande en Afrique de l’Ouest, maîtrise non seulement parfaitement la langue germanique, mais elle est devenue aussi une Allemande de cœur. Elle s’intéresse à la culture, à la politique, à la musique et à l’histoire allemandes, etc. Elle y a des amis qu’elle visite régulièrement et qui viennent la voir au Sénégal. 

Si je raconte cette anecdote de famille, c’est pour rappeler qu’on peut apprendre une langue sans adhérer aux valeurs culturelles de ceux et celles qui la parlent. D’ailleurs beaucoup d’enfants de la loi 101, bien francisés à Montréal, disent ouvertement être très loin de la culture québécoise. 

Pour s’imprégner des valeurs d’une culture, il faut l’approcher, la lire, l’écouter, la danser, etc. Mais, il faut aussi sentir que cette culture trouve en nous une certaine valeur et nous ouvre les bras. Lorsque cet amour de l’autre est au rendez-vous, s’approprier sa langue est une formalité pour celui qui a un peu de volonté. Et si l’intégration était plus un choix de cœur, là où l’apprentissage de la langue est bien plus cérébral ? 

Véhicules culturels en recul

Au Québec, quand un jeune gérant d’une boutique Adidas de Montréal néglige la langue française dans un discours médiatisé, le scandale devient national, chemine jusqu’au parlement et tout le monde déchire sa chemise au nom de la sauvegarde de la langue. Mais qui s’inquiète de la disparition des magazines francophones devant les caisses de nos épiceries ? La prochaine fois que vous irez au supermarché, regardez devant les caisses ce qui reste comme magazines féminins québécois. Bien de ces véhicules culturels ont rendu l’âme ou agonisent simplement. 

J’ai bien dit des véhicules culturels, parce qu’entre un article portant sur les points noirs et un autre parlant de la façon d’agencer sa petite robe tendance, il y avait des portraits de féministes, des textes sur le libre choix, sur le partage des tâches à la maison et bien d’autres visions sociétales qui ont contribué à construire ce modèle socioéconomique par lequel le Québec se définit, et à tracer le chemin vers l’égalité hommes-femmes. 

Aujourd’hui, bon nombre de magazines francophones ont disparu et ceux qui survivent agonisent à côté des inébranlables revues à potins. À ceux qui seraient tentés d’expliquer simplement cette érosion par l’arrivée de l’internet, je rappellerai qu’il y a encore autant de propositions devant les caisses de mon épicerie. La seule différence, c’est que les magazines francophones ont été remplacés par des publications anglophones et par ce que Daniel Pinard appelait la pornographie culinaire. 

Télévision rassembleuse

Si on veut anticiper l’avenir pas très réjouissant qui attend la télévision d’ici, le changement dans la composition des magazines devant votre caisse d’épicerie est une image miroir bien fiable. À moins que le réveil de la ministre Joly soit véritable, les Netflix de ce monde, à qui le gouvernement de M. Trudeau a déroulé le tapis rouge dans une entente des plus nébuleuses, seront des facteurs d’érosion culturelle majeurs du Québec. N’en déplaise à ses détracteurs, la télé est un véhicule de construction culturelle très important au Québec. 

La langue a été une sorte de barrière qui a amené le Québec à écouter ses propres productions et à développer une façon de penser la vie bien différente de celle du reste du Canada.

En arrière de la télé québécoise, de son cinéma, de son théâtre, de sa musique, il y a des créateurs qui pensent la vie et des gens qui s’inspirent de ces bâtisseurs de rêve pour se donner la main et avancer vers le même but. 

Quand je suis arrivé ici en 1991, j’étais surpris de voir comment des sujets très sérieux comme l’avortement, l’homosexualité, l’égalité entre les sexes, l’ouverture aux autres, la contraception ou le suicide étaient abordés de façon décomplexée même dans les émissions destinées aux adolescents. Des productions qui ont laissé des traces dans l’imaginaire collectif et ont influencé la façon de penser des gens d’ici. L’émission Fugueuse, diffusée à TVA, fait un travail de conscientisation qu’aucune campagne publicitaire gouvernementale n’arriverait à satisfaire. Si on consommait simplement des contenus américains, le Québécois d’aujourd’hui serait devenu un francophone avec une forte dose de culture américaine et le registre des armes à feu, il s’en sacrerait comme dans le reste du Canada. 

Même si la défense du français est bien importante, il faudrait peut-être avoir un œil sur la langue et l’autre sur la culture au lieu d’avoir constamment le regard rivé sur la loi 101.

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