ADOPTION ET DPJ

Fabuleux
et déchirant

Dans la foulée de l’affaire Legendre et de l’épineux débat de la paternité chez les gais, plusieurs voix se sont élevées pour rappeler l’existence d’un autre chemin, tout à fait légal et non controversé : l’adoption d’un enfant placé en banque mixte. En un mot : l’adoption d’un enfant de la DPJ.

Au Québec, c’est en effet le seul moyen officiel et souvent l’unique recours pour les couples homosexuels. Depuis quelques années, les couples gais se bousculent aux portes des Centres jeunesse. Aujourd’hui, ils comptent pour près de 30 % des couples intéressés par l’adoption. Mais au-delà des bonnes intentions, de quoi a l’air cette aventure ? Histoire d’horreur ou conte de fées ? La réalité est souvent nettement plus complexe. Pleine de fabuleuses et déchirantes nuances. 

Patrick et Marc* sont deux beaux papas comblés. Disons-le d’emblée, leur parcours avec le Centre jeunesse de Montréal ne ressemble en rien aux histoires d’horreur qu’on entend régulièrement dans les médias. Non, ici, l’histoire ne finit pas dans la tragédie. Pas d’enfant placé, apprivoisé, qu’on leur a ensuite arraché.

Leur adorable petit bébé bouclé, ils l’ont rencontré à six jours à peine. Six jours ! Et si tout se passe bien, les procédures d’adoption, les vraies, les finales, devraient être complétées d’ici quelques semaines. Leur petite n’aura pas 18 mois. Un rêve, vous dites ? « Nous, on a eu le jackpot ! » Quand on sait que dans 80 % des cas d’enfants placés en banque mixte, l’adoption prend environ trois ans, et que les cas d’adoption de poupons sont rarissimes au Québec, oui, leur histoire détonne. N’empêche.

Malgré leur conte de fées, si c’était à refaire, le referaient-ils ? Patrick et Marc ne sont pas sûrs qu’ils en auraient les nerfs. Précision : pas sûrs qu’ils auraient le « guts » de revivre cette aventure, aussi magique soit-elle, cet attachement, ce grand bonheur, le plus grand bonheur de leur vie, répètent-ils à foison, en sachant qu’en l’espace d’un instant, un coup de dés finalement, celui-ci pourrait leur être enlevé.

« ASSIS DANS LE SIÈGE ARRIÈRE »

Parce que c’est ça, aussi, l’adoption d’un enfant placé en banque mixte. C’est l’acceptation – la résignation –, de l’aspect résolument incontrôlable de leur destinée. « Vous avez eu l’habitude d’être dans le siège du conducteur, maintenant, vous êtes assis à l’arrière », leur ont d’ailleurs souvent répété les intervenants du Centre jeunesse. En un mot : « On n’a jamais rien à dire, nous. »

Patrick et Marc s’échangent la petite en nous racontant le dédale des procédures avec le Centre jeunesse, les rencontres obligatoires (« ne vous attendez pas à avoir un petit bébé rose ou un petit bébé bleu ! »), l’évaluation psychologique (deux heures où on les bombarde de questions), puis l’attente. On leur avait dit deux ans. Miracle, un an plus tard, le coup de fil tant attendu : le dossier est accepté. « Vous êtes des parents cinq étoiles. »

VIVRE AVEC LE RISQUE

Parenthèse : oui, quelque part, les gais ont peut-être ici une longueur d’avance, réfléchit Marc. Parce qu’ils en ont souvent arraché, notamment à l’adolescence, ils ont surmonté plusieurs épreuves, et quand ils en sont sortis indemnes, ils font aussi preuve d’une force hors du commun. Une force essentielle à l’adoption d’un enfant.

« Parce que, pour être capable de rester assis à l’arrière, vivre avec le risque que son enfant retourne avec sa mère, faut être fort en baptême ! s'exclame Marc. Oui, ça nous a fait peur. L’idée de perdre notre enfant, ça nous a fait très peur. On s’est dit qu’on ferait une dépression nerveuse si on nous l’enlevait, mais à l’époque, c’était cérébral… »

Deuxième miracle : quelques mois plus tard, ils héritent non seulement d’un nouveau-né, mais en prime, d’un nouveau-né en parfaite santé. « C’était inespéré. On capotait complètement », raconte Patrick.

« Là, on le vit, reprend Marc. On l’a, notre enfant. Et maintenant, penser qu’on pourrait le perdre, ce n’est plus cérébral, c’est viscéral. »

Viscéralement inacceptable. Viscéralement invivable.

Pour plusieurs raisons, analysent-ils. D’abord, parce qu’ils ont plongé « à fond la caisse » dans la paternité. Comment faire autrement ? « Tu n’as pas le choix. Tu ne peux pas aimer un enfant à 60 %. » Alors, ne serait-ce que d’envisager de perdre leur enfant en sachant qu’elle part dans une autre bonne famille, ce serait une chose. « Mais savoir qu’elle va dans une famille où il y a des difficultés ? Je capoterais… » laisse tomber Patrick.

Et combien de couples vivent cet enfer ? « J’ai un ami qui a eu deux enfants du Centre jeunesse. Deux petits frères. Au bout de 18 mois, on leur a enlevés. C’est triste, triste, triste. » Aujourd’hui, rien ne va plus. « Le couple veut vendre la maison… »

« Moi, je serais capable de le revivre, si on pouvait nous donner une garantie qu’on ne nous enlèverait pas notre enfant », conclut finalement Marc après réflexion. Une garantie toutefois à la limite impossible, quand on sait que la Loi sur la protection de la jeunesse vise au contraire toujours à la réhabilitation des parents biologiques.

* Noms fictifs

Découvrez le programme d’adoption des enfants placés en banque mixte, régi par les Centres jeunesse

1 COUPLE SUR 3

Qui se présente au Centre jeunesse en vue d’adopter un enfant placé en banque mixte est un couple homosexuel

3 ANS

Temps moyen entre l’inscription et l’obtention d’un enfant

3 ANS

Pour 80 % des enfants placés, il faut attendre un autre 3 ans pour finaliser l’adoption 

6 ANS

De l’inscription du couple à l’adoption finale, il se passe donc en moyenne 6 ans.

(Source : Louise Dumais, chef du service de l’adoption, Centre jeunesse de Montréal)

1988

En 1988, le programme d’adoption en banque mixte est mis sur pied par le Centre jeunesse de Montréal, permettant à des enfants à haut risque d’abandon par leurs parents biologiques d’être placés dans une famille stable, dans une perspective d’adoption.

2002

En 2002, c’est l’ouverture du programme aux couples homosexuels, avec la loi instituant l’union civile et établissant de nouvelles règles de filiation.

PORTRAIT DES ENFANTS
DE LA BANQUE MIXTE

• Ils ont vécu des traumatismes
(négligence, violence, abus)

• Troubles d’attachement

•  Problèmes de santé

•  Les enfants les plus difficiles à placer (déficit intellectuel, porteurs du VIH, enfants de couleur, enfants de plus de 24 mois)

PORTRAIT DES PARENTS BIOLOGIQUES

•  Passé d’abandon ou de négligence

•  Mode de vie déviant

•  Toxicomanie, alcoolisme

•  Négation de l’enfant

•  Insensibilité

•  Instabilité conjugale

PORTRAIT DES FAMILLES D’ACCUEIL

•  Capacité d’empathie au-delà de la moyenne

•  Forte capacité à gérer le stress (notamment celui lié à la lourdeur de la démarche d’adoption en Banque mixte)

•  Assurance

•  Sensibilité parentale hautement développée

•  Capacité d’entrevoir et d’accepter l’éventualité que l’enfant retourne dans sa famille d’origine

Source : Marie-Christine Fortin, L’expérience des pères gais adoptant un enfant placé en Banque mixte, mémoire de maîtrise en service social, Université Laval, 2011

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