États-Unis

Jefferson, Trump et « le triomphe de l’ignorance »

Une exposition à la Bibliothèque publique de New York illustre les contradictions entre les idéaux des pères fondateurs américains et l’administration actuelle

New York — Après avoir pris place à la queue d’une longue file dans le hall de l’imposant bâtiment principal de la Bibliothèque publique de New York, sur la 5e Avenue, une femme se tourne vers son compagnon et lui dit : « Je ne pensais pas qu’il y aurait autant de monde. »

Elle ne doit pas être la seule à s’être passé la remarque. La file se prolonge en serpentant à l’intérieur d’une vaste pièce au centre de laquelle se trouve le document qui a attiré tout ce monde par une superbe journée de la fin du mois de juin : un manuscrit original de la Déclaration d’indépendance des États-Unis dont chaque phrase a été composée et couchée sur du papier de chanvre par Thomas Jefferson.

La Bibliothèque publique de New York semble vouloir en faire une tradition : depuis 2013, elle expose l’un de ses plus précieux documents historiques pendant quatre jours avant la fête nationale du 4 juillet. Or, cette année, l’exposition semble avoir revêtu une importance particulière pour nombre de visiteurs qui l’ont vue, dont Lisa Perry, une touriste du Vermont âgée de 57 ans.

« J’avais besoin de me réconcilier avec mon pays, a-t-elle confié après avoir vu les pages du manuscrit de Jefferson placées dans un présentoir en plexiglas. Avec Donald Trump à la Maison-Blanche, j’ai parfois l’impression d’assister au triomphe de l’ignorance. »

« Mais je n’ai pas vu cette ignorance aujourd’hui. Tout ce que j’ai vu, ce sont des gens qui veulent s’informer ou qui veulent informer leurs enfants des origines et des valeurs de leur pays. »

— Lisa Perry

Le jour où Lisa Perry a tenu ces propos, Donald Trump poursuivait sur Twitter sa bataille débilitante avec deux animateurs de la chaîne câblée MSNBC, Mika Brzezinski et Joe Scarborough. La veille, l’homme le plus puissant de la planète – et peut-être l’un des moins matures – avait attribué à un lifting le sang qu’il disait avoir vu s’écouler du visage de Brzezinski le 31 décembre dernier à Mar-a-Lago. Des photos prises ce soir-là montrent que Donald Trump a menti.

Il y a plus qu’un monde entre cet homme qui donne souvent l’impression de confondre la présidence avec une émission de téléréalité et Thomas Jefferson, héritier des Lumières. Et pourtant, les deux ont occupé la fonction la plus élevée de leur pays.

Condamnation de l’esclavage

Le manuscrit de la Bibliothèque de New York n’est pas le document qui a été approuvé par le Second Congrès continental, le 4 juillet 1776 à Philadelphie. Le fameux préambule est certes le même ; il énumère « certains droits inaliénables », dont « la vie, la liberté et la recherche du bonheur ». Mais la liste des griefs à l’encontre du roi d’Angleterre contient un passage qui ne se trouve pas dans le texte final. Il s’agit d’une condamnation de la traite des Noirs et de l’esclavage.

Cette partie fut rayée de la dernière mouture de la Déclaration d’indépendance à la demande des délégués de la Géorgie et de la Caroline du Sud. Profondément déçu de ce changement, Jefferson fit six copies du manuscrit qu’il avait remis au Congrès le 28 juin 1776 et les envoya à des amis après avoir souligné les passages éliminés. La Bibliothèque publique de New York possède l’une des deux seules copies ayant survécu.

(La position de Jefferson sur l’esclavage fut pour le moins paradoxale. Après avoir dénoncé les effets néfastes de cette « institution particulière », le 3e président finit par la justifier pour des raisons économiques et racistes. Mais le préambule de sa Déclaration d’indépendance incluant les mots « tous les hommes sont créés égaux » allait servir de cri de ralliement aux abolitionnistes.)

Les critiques de Donald Trump pourraient sans doute conclure que certains des griefs de la Déclaration d’indépendance s’appliquent à lui. Un exemple : « Il a refusé sa sanction aux lois les plus salutaires et les plus nécessaires au bien public. » N’est-ce pas ce que le 45e président a fait en démantelant les politiques environnementales de Barack Obama ou en promettant d’éliminer sa loi sur la santé ?

« Je ne suis pas sûr que nous soyons à la hauteur »

Mais ce qui frappe plusieurs visiteurs de l’exposition, c’est l’érudition et la vision des principaux rédacteurs de la Déclaration d’indépendance, en commençant par Thomas Jefferson, un homme versé dans l’histoire, les langues modernes et anciennes, les mathématiques, la chimie, la physique, les arts mécaniques et tous les genres littéraires.

« Avec John Adams et Benjamin Franklin, Thomas Jefferson a inventé un nouveau concept de gouvernement qui nous guide encore aujourd’hui. Je ne suis pas sûr que nous soyons à la hauteur de leur héritage », a commenté Robert Murray, un visiteur de Sarasota, en Floride, en sortant de la bibliothèque.

Au fait, qu’aurait pensé Thomas Jefferson des gazouillis matinaux de Donald Trump ? Après lui avoir reproché de s’en prendre quotidiennement à l’un des piliers de la démocratie américaine – la presse libre –, il lui aurait peut-être prescrit une routine à laquelle il a attribué sa longévité et qui calmerait peut-être le bouillant occupant de la Maison-Blanche.

Dès sa sortie du lit, il se mettait les pieds dans une bassine remplie d’eau glacée.

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