Chronique

Le passeur

Fabrice Vil, 28 ans, est né ici de parents haïtiens, maman infirmière, papa ingénieur, deux frères. Fabrice a étudié à Brébeuf, il a adoré. Puis il a fait son droit à l’Université de Montréal, il a adoré. Puis il s’est joint au prestigieux bureau Langlois-Kronström-Desjardins, il a adoré aussi. Cinq ans de pratique, salaire annuel autour de 100 000 $, il ne détestait pas.

Pourquoi diable a-t-il décroché de tout ça en juillet dernier pour un truc qui le paiera des clopinettes ?

Parce que ce truc, c’est du basket. Fabrice a toujours joué au basket même s’il a su très vite que ça ne le mènerait pas à la NBA ni dans un collège américain comme son petit frère qui a joué dans la NCAA à Winthrop. À 16 ans, Fabrice est devenu entraîneur et ça, il adore plus que le droit, plus que n’importe quoi.

Il s’est posé la question il y a un an : qu’est-ce que je suis ? Avocat ? Mais ça, c’est mon métier. J’adore. Mais moi ? En dedans ? Je suis un passeur. Un montreur. Un entraîneur. Avocat, c’est mon métier. Passeur, entraîneur, c’est mon engagement. Fabrice est entraîneur comme d’autres sont prêtres. Sauf qu’il n’est pas religieux.

Je dis entraîneur et j’en vois qui pensent tout de suite à Michel Therrien. Ça peut être lui si vous voulez, mais c’est plus sûrement le bénévole allumé qui coache en ce moment votre petit garçon ou votre petite fille au hockey avec cet engagement dont parle Fabrice.

Un entraîneur, c’est quelqu’un qui montre à vivre en montrant à jouer. Les bons entraîneurs de sport – à tous les niveaux – sont en fait des entraîneurs de vie. Parce que le sport, c’est un immense cliché, le sport est toujours une métaphore de la vie.

Dans le roman (1) que je suis en train de lire en ce moment, ceci :  «  […] le sport est une activité futile en apparence, mais qui tout en évitant de disserter sur la profondeur de l’être parvient néanmoins à révéler quelque chose d’authentique et d’essentiel sur la condition humaine. Le sport ouvre sur la beauté (le geste) et sur la création (la performance), sur l’essentiel de la vie donc : avoir accès à la beauté et être capable d’en créer. Et ouvre aussi sur la petite mort de la défaite, qui est le calque (en moins terrifiant) de la grande ».

Pour 3 Points, l’organisme dont Fabrice Vil est le président et le coordinateur, vise exactement à cela : à avoir un impact sur la vie de jeunes joueurs de basket d’un quartier défavorisé.

***

Pour 3 Points, donc. On comprend tout de suite qu’il s’agit de basket. Un panier de trois points (au lieu de deux), c’est un panier de loin. C’est aussi l’idée qui soutient le projet : partir de loin pour marquer plus de points.

Pour 3 Points, c’est quatre équipes de basket de l’école secondaire Joseph-François-Perrault, située à Saint-Michel. Trois équipes de garçons, une de filles, en tout une soixantaine d’ados.

Deux entraînements par semaine (après les classes). Et l’aide aux devoirs, deux soirs aussi, sous la surveillance de tuteurs.

Pour 3 Points est un OSBL qui ne reçoit aucuns fonds publics, qui se finance par des événements spéciaux (tournois de basket) et des donations. Les entraîneurs et les tuteurs sont (très légèrement) payés. Fabrice s’octroie un modeste salaire, on ne répétera pas ici ce que ses parents lui ont dit quand il a lâché sa job d’avocat.

***

Finalement Fabrice n’entraîne pas les ados. Il n’en a pas le temps. Il est devenu un entrepreneur social. Un coach de coaches.

Un entrepreneur social est un entrepreneur comme les autres, qui dirige son entreprise selon les mêmes critères d’efficacité que n’importe quel autre chef d’entreprise, sauf que l’objectif n’est pas de faire des profits, mais d’obtenir un impact social.

L’entrepreneuriat social se répand de plus en plus dans les pays en voie de développement en faisant sa place entre les poids lourds du caritatif et les tâtonnements du bénévolat. Le docteur Julien est le modèle même de l’entrepreneur social ; on ne s’étonnera donc pas que Fabrice cosignait cette semaine, avec le docteur Julien justement (et nombre d’autres), une lettre dans Le Devoir pour demander qu’on priorise les secteurs défavorisés dans la distribution des ressources disponibles pour lutter contre le décrochage scolaire.

(Trouvez pas étonnant qu’on ait à le demander ?)

***

C’était soir d’aide aux devoirs pour les benjamins. Je me suis assis avec eux. Avez-vous déjà joué au basket, monsieur ? Vous étiez bon ?

C’est pas une bonne question. Demande-moi si j’aimais ça.

Aimiez-vous ça, monsieur ?

Comme un fou.

Vous avez déjà dunké ?

Jamais. Toi ?

Pas encore. Dans deux ans.

L’interrogatoire était mené par Bradley et Janderson. Bradley, 5 pieds 7, capitaine de l’équipe. Pour l’instant, Bradley est en train de diviser 8756 par 37. Je l’aide un peu, mais il n’a pas vraiment besoin de moi. On aura deviné que Bradley est d’origine haïtienne, Janderson est dominicain, et tout de suite à ma gauche, un petit Asiatique, carré comme un bouddha, je l’imagine mal avec un ballon de basket. Paraît qu’il a pourtant une bonne vision du jeu. Là, tout de suite, il est dans un devoir de géographie ; devant lui, une carte du monde, les pays sont désignés par un numéro, il faut trouver leur nom. Le 8 ?

L’Australie, il n’a même pas hésité.

Le 11 ?

La Chine.

Trop facile. Le 17 ? Ah ah ! Le 17 ? Tu le sais pas, le 17, hein ?

Si. L’Autriche.

Hé non, jeune homme. C’est la Tchécoslovaquie.

Mais voilà le tuteur qui me rabroue (de quoi je me mêle ?) : vous vous trompez, monsieur le journaliste, c’est bien l’Autriche. À part ça la Tchécoslovaquie n’existe plus. Le petit Asiatique a esquissé un sourire.

OK, petit bouddha :  1-0 pour toi en géographie, mais combien on parie que je le plante dans un one-on-one sur un panier ?

(1) L’art du jeu de Chad Harbach, même si ce n’est pas vraiment écrit comme ça, page 335 de l’édition en grand format, Éditions JC Lattès.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.