Itinérance

Pour en finir avec l’itinérance

Pendant deux ans, le programme Chez soi a logé et suivi 276 sans-abri montréalais, pariant sur le fait que donner rapidement accès à un logement pouvait les faire sortir plus efficacement de la rue. 

Le pari est tenu : malgré leurs problèmes parfois lourds de santé mentale, plus de deux bénéficiaires sur trois ont réussi à demeurer en logement… pour à peu près le même coût pour la société québécoise que les services habituellement offerts aux sans-abri.

C’est l’une des conclusions spectaculaires de cette vaste étude de terrain financée, entre 2009 et 2011, par la Commission nationale de la santé mentale. Les résultats du rapport, que La Presse a obtenus, pourraient modifier en profondeur les programmes de réinsertion en vigueur au Québec, dont la faible efficacité est démontrée noir sur blanc.

En effet, les résultats que viennent de publier les chercheurs, cinq ans après le début de l’étude, montrent que 60 % des participants de Chez soi qui avaient des besoins élevés (donc des troubles importants de santé mentale) étaient toujours en logement stable au cours des derniers mois du programme. C’était également le cas de 72 % des participants à besoins modérés.

C’est pas moins du double du « taux de succès » des participants à un groupe témoin de 200 sans-abri qui, eux, suivaient le cours normal des services habituels de réinsertion : seulement 30 % d’entre eux étaient toujours en logement dans les derniers mois du programme.

8 $ D’ÉCONOMIES POUR 10 $ DE DÉPENSES

Mais à quel coût ? Surprise : pas tellement plus élevé, ont statué les chercheurs. Un sans-abri qui souffre de troubles mentaux importants coûte plus de 63 000 $ par an à la société québécoise, en frais d’hospitalisation, en hébergement dans les refuges, en services de réinsertion. Même en accordant une subvention au loyer et en assurant un suivi très intensif de la clientèle, ce qui pouvait coûter jusqu’à 22 000 $ par personne, le même sans-abri qui participait au programme Chez soi coûtait un peu plus de 67 000$ en services.

Ce qu’on a économisé ? Des frais d’hospitalisation, essentiellement. Près de 14 000 $ de moins par personne pour les ambulances, les urgences et les hospitalisations. Au total, les chercheurs ont calculé que chaque tranche de 10 $ investie dans un tel programme génère 8,27 $ d’économies pour un participant à besoins élevés, et 7,19 $ pour un autre à besoins modérés.

« Si on avait ce genre de programme au Québec, on réduirait clairement le nombre de visites à l’urgence, de transports ambulanciers, fait valoir Éric Latimer, chercheur principal du projet. L’un de nos participants avait généré à lui seul 300 transports ambulanciers dans une année ! »

« Pendant la durée du programme, à l’urgence du CHUM, on se demandait où étaient certains bénéficiaires qui sont normalement toujours rendus à l’urgence », ajoute Sonia Côté, chef de programme à l’hôpital Douglas et coordonnatrice du volet clinique du projet.

UN CHANGEMENT D’APPROCHE RADICAL

Comment le programme Chez soi a-t-il pu obtenir des résultats aussi probants ? En changeant radicalement l’approche de réinsertion. Actuellement, un sans-abri qui veut sortir de la rue doit parcourir un chemin complexe. S’il répond à certains critères, il peut entrer dans un des programmes gérés par les grands refuges. Il peut rester un certain temps dans ce logement transitoire.

Ensuite, s’il a la chance d’avoir accès à un logement social, il paiera 25 % de son revenu. Sinon, il devra se débrouiller avec un chèque d’aide sociale – 604 $ par mois. « C’est long et c’est complexe pour la personne avant d’avoir accès au logement permanent », souligne Mme Côté.

Le programme Chez soi a adopté une tout autre façon de faire. En moins de trois mois, les sans-abri rencontrés ont eu accès au logement de leur choix, sans aucune condition préalable. Les appartements pouvaient être un peu partout sur le territoire montréalais.

Des ententes étaient signées avec les 73 propriétaires qui ont accepté de participer à l’aventure : le programme s’engageait notamment à remettre les appartements en état en cas de dommages.

Les participants avaient accès à une subvention au logement et ne versaient donc que 25 % de leur revenu pour le loyer. Ils acceptaient en retour de recevoir au minimum une fois par semaine un intervenant chargé de leur suivi clinique.

DES PARTICIPANTS TRANSFORMÉS

Dans environ 13 % des cas, indique Éric Latimer, le modèle n’a pas fonctionné. Mais, en règle générale, les intervenants ont vu les participants se transformer. « Quand on a les moyens d’aider ces gens-là, que les conditions sont favorables, ils peuvent retrouver leur dignité. C’était impressionnant », affirme l’infirmière Nancy Keays, qui coordonnait l’équipe d’intervenants cliniques.

À titre de membre de l’équipe itinérance du CLSC des Faubourgs, Mme Keays connaissait déjà plusieurs participants. « J’ai pu voir l’avant, le pendant et l’après », dit-elle.

Et cette impression de grand changement est confirmée par les chiffres : les participants au projet Chez soi étaient trois fois plus susceptibles que les participants du groupe témoin de mentionner une amélioration de leur santé mentale. Ils étaient aussi deux fois plus susceptibles d’avoir réduit leur utilisation de substances.

Conclusion : « On peut faire mieux que ce qu’on fait actuellement pour mettre fin à l’itinérance. C’est possible de sortir les gens de la rue, et c’est possible de le faire rapidement. On le sait, maintenant », dit Éric Latimer.

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