CHRONIQUE

L’homme numérique, grandeurs et misères

J’essayais d’expliquer à quelqu’un ce qu’est un tweetfight. La personne ne fréquente pas Twitter. C’était un peu comme décrire Le pigeon aux petits pois de Picasso à un aveugle.

Tweetfight, donc, est la contraction de tweet, ces micromessages sur Twitter, et de fight, combat. Un combat sur Twitter. À coups de tweets. C’est comme un combat virtuel dans le Jell-O, à coups de phrases assassines.

« Bref, j’ai mené de front trois tweetfights depuis 24 heures… »

La personne en question me regardait encore d’un air dubitatif.

— Ben, tu vois, c’est comme une chicane, un débat sans fin…

— Je comprends, mais… Pourquoi ?

Je ne sais pas pourquoi.

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Plus j’essayais d’expliquer la notion de tweetfight – continuité dans le temps, sifflets ou applaudissements des « spectateurs », brutalité des termes employés –, plus je trouvais la situation surréaliste.

Pas les tweetfights, non. Ça, j’avais absolument et intégralement raison de m’escrimer avec un duo d’humoristes d’Amqui (ou Kuujjuaq, je ne sais plus trop), une sexologue susceptible et un journaliste sportif disparu de la carte en même temps que l’époque glorieuse de la radio AM. Ne vous y méprenez pas !

Oui, quitte à me coucher au milieu de la nuit pour bien étamper les humoristes d’Amqui ou à étendre le combat virtuel avec la sexologue sur près de 48 heures…

Comment ?

Vous trouvez que 48 heures à se rouler dans le Jell-O, c’est un peu excessif ?

Sans doute. Mais c’est elle qui a commencé.

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Non, ce qui est surréaliste, c’est que ces tweetfights sans importance dans le réel symbolisent parfaitement à quel point la vie tout court et la vie numérique sont en train de se fondre dans un seul et unique espace-temps, pour certaines personnes (comme moi).

Cette fusion du réel et du virtuel se vérifie en des centaines de petites anecdotes. Le vrai et le faux convergent, à grands coups de statuts Facebook et de selfies, ces photos qu’on prend de soi-même avec un téléphone intelligent.

Au restaurant, l’homme numérique doit photographier son entrée de pétoncles. Et pour montrer à quel point son samedi soir est trépidant, la photo Instagram est tweetée instantanément.

Pour ne pas être en reste, son épouse y va d’un selfie, montrant son imitation de bec de canard et, surtout, la faune branchée du resto en arrière-plan.

Treize minutes plus tard, l’épouse vérifie sa page Facebook : 27 « J’aime » approuvent sa photo.

Elle existe, 27 fois plutôt qu’une.

L’épouse numérique éprouve un petit vertige, ce qui compense largement l’entrée de pétoncles, qui était quelconque.

L’homme numérique débat sur Twitter. Commis aux comptes clients dans une usine qui fabrique des composants de train d’atterrissage, il est devenu une microcélébrité virtuelle par l’apport calorique en vacheries qu’on retrouve dans ses tweets. Son compte Twitter est son hobby, une diversion providentielle dans une vie qui l’emmerde et un boulot qu’il déteste.

Ce n’est qu’un homme anonyme sur Twitter. Il n’« existe » pour ainsi dire pas. Mais il « existe » pour les 1274 personnes qui suivent son @ChienMechant et parmi lesquelles on compte une douzaine de fans véritables, toujours heureux de retweeter ses vannes et de rabrouer ceux qui lui cherchent des poux.

Si quelqu’un pouvait voir son sourire, le soir, quand sa femme est (enfin) couchée et qu’il tweete dans le faisceau bleu de son Samsung, on pourrait constater que son bonheur n’a rien de virtuel.

Cet homme numérique est en revanche détesté par une femme numérique qui, quelque part, a décidé de créer un compte Twitter parodiant le compte de l’homme qui se cache derrière un pitbull tirant la langue. Comme lui, @ChienneMechante n’« existe » pas.

Et quand un tweeteux l’interpelle publiquement pour lui dire que @ChienneMechante est vraiiiiiment drôle (LOL), il répond par une vanne dont il a le secret, pour signifier (sans le dire) qu’il s’en fiche. 

Sauf qu’il ne s’en fiche pas.

Quand il clique sur le nombre d’abonnés de @ChienneMechante, son estomac se noue : comment ça, 621 abonnés ?

Le commis aux comptes clients décide d’envoyer une vacherie directement à l’imitatrice. Il ne s’écoule pas cinq minutes avant que celle-ci réplique.

Les hostilités sont ouvertes. Le tweetfight s’engage. Les abonnés de @ChienMechant et de @ChienneMechante commentent en se léchant les babines. Sortez le popcorn.

Le combat est virtuel ; la haine qui le sous-tend, bien réelle.

APPEL À TOUS — La première partie de cette chronique est tout à fait vraie : je me suis lancé dans quelques tweetfights récemment. La seconde est tout à fait fausse, mais inspirée de cas qui pourraient être tout à fait réels.

Pour beaucoup d’entre nous, la frontière entre nos vies réelles et numériques est réellement en train de fondre. Le résultat est à la fois parfois ridicule, souvent troublant, tout le temps fascinant.

J’aimerais savoir comment vous vivez ça, chez vous, cette époque changeante où nous avons un pied dans le réel et un pied dans le virtuel. Je vous invite à en témoigner, en m’écrivant au hommenumerique1972@gmail.com.

Ça va m’inspirer une série qui paraîtra prochainement.

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