Lettre d’amour  2.0

Amours solitaires, de Morgane Ortin, arrive en librairie ces jours-ci. Ce n’est pas tout à fait de la fiction. Ni tout à fait du roman. C’est plutôt un ouvrage hybride, à mi-chemin entre l’échange épistolaire et le recueil de textos. À un détail près : il s’agit ici de vrais de vrais textos. Et pas n’importe lesquels : des textos amoureux. Intimes. Touchants. Parfois déchirants. Mais qui ne manquent jamais d’interpeller. Portrait et analyse, en six temps.

1. Textos amoureux

C’est l’histoire d’une jeune femme, dans la mi-vingtaine, qui tombe amoureuse. Elle échange de doux textos avec son homme et, sentimentale dans l’âme, celle qui conservait naguère ses lettres d’amour dans une boîte s’inquiète tout à coup de la sauvegarde de ses échanges épistolaires virtuels. D’où l’idée d’ouvrir un compte Instagram pour « stocker sa mémoire amoureuse ». Ainsi naissait amours_solitaires, en février 2017, un compte d’abord anonyme, pour ses mots doux personnels et intimes. Ce que Morgane Ortin, ex-éditrice, n’avait pas prévu, c’est l’engouement qu’allait susciter ledit compte. Très rapidement, des amoureux fous, poètes en herbe, et autres cœurs brisés se sont en effet mis à lui envoyer leurs propres échanges. Résultat ? Le compte Instagram reçoit aujourd’hui des centaines de messages chaque jour (« entre 700 et 800 », estime celle qui n’en publie finalement qu’un au quotidien), et compte plus de 340 000 abonnés. Mais l’histoire ne s’arrête pas là.

2. Des textos au roman

S’inspirant de ce corpus d’« archives nationales de l’amour », Morgane Ortin a choisi 278 contributeurs pour leur prose respective, afin de créer un récit de toutes pièces, sorte de cadavre exquis, mi-fictif (puisqu’inventé), mi-biographique (puisque tiré de textos réellement envoyés). Publié ces jours-ci chez Albin Michel, Amours solitaires se lit toutefois comme un véritable roman d’amour : de la rencontre aux adieux, en passant par les chagrins et multiples déchirures, il réussira même à vous tirer quelques larmes. Morgane Ortin, qui a voulu ici explorer un nouveau genre littéraire (le texto), croit aussi que l’ouvrage démontre à quel point il est faux de croire que les jeunes (ses contributeurs, à 85 % des contributrices, ont entre 18 et 35 ans) n’écrivent plus. « On n’a jamais autant écrit. Et mon intuition, c’est que non seulement on écrit beaucoup, mais en plus, on écrit bien. » Précision : pour son livre, l’auteure a gardé les messages le plus intacts possible. Quelques petits ajouts ont cependant été faits, pour donner un minimum de contexte au récit. « Mais j’ai essayé le plus possible de ne pas changer les messages. »

3. Un style en évolution

Truffé de jeux de mots romantiques, coquins ou poétiques, avec des références littéraires nombreuses (Kafka, Nabokov, Flaubert), les textos publiés ici sont bien loin du sexto vulgaire archi-médiatisé. « J’ai été touchée par la créativité. Les gens sont drôles et rivalisent d’imagination, fait valoir l’auteure. C’est très créatif et poétique. » Verdict ? « Non, la lettre d’amour n’est pas morte, martèle Morgane Ortin. Elle a juste évolué avec un nouveau support. » Une nuance de taille, toutefois : le rapport au temps. Si la lettre baignait dans l’attente, les soupirs, donc forcément les fantasmes multiples, l’échange virtuel est évidemment plus instantané. « Et ça ajoute beaucoup plus de répartie. »

4. Un objectif unique

Mais quel que soit le support, l’objectif de la lettre, virtuelle ou manuscrite, est identique. « Toutes les lettres sont faites pour obtenir quelque chose », fait valoir Benoît Melançon, professeur au département de littérature de langue française de l’Université de Montréal. La lettre d’amour est faite d’abord pour obtenir une réponse, puis une réciprocité, signale l’homme dont la thèse de doctorat portait sur la correspondance de Diderot. « Pour moi, [le texto], c’est exactement de l’écriture épistolaire. Sous une nouvelle forme. Mais avec cette même logique. » En un mot, « on fait la même chose, avec différents moyens », dit le professeur, qui a écrit des centaines de pages de textes sur la lettre. Selon lui, la seule différence repose sur cette question de la « matérialité » ou plutôt de l’immatérialité. « Mais il n’y en a pas une qui soit mieux, ou moins bien. Ce sont deux façons différentes de s’écrire et de correspondre. »

5. Et le romantisme ?

En entrevue l’an dernier au magazine français Slate, le sexologue Philippe Brenot (à qui l’on doit Lettres d’amour, secret des amants) affirmait que le texto, loin de tuer le charme des lettres d’amour, l’avait au contraire magnifié. « Le SMS est un formidable vecteur amoureux. C’est un message d’amour très rapide, ce sont ce que j’appelle des caresses verbales, je tends une main vers toi, tu me réponds immédiatement, je vois que tu l’as reçu. C’est paradoxal car on pourrait penser qu’au prime abord c’est l’opposé de la lettre d’amour. Mais je pense que le SMS, avec ce caractère instantané, rajoute une dimension de présence totale et cette présence rajoute de l’excitation amoureuse », rapportait le magazine. 

6. Une plus-value de l’écrit ?

N’empêche que certains observateurs n’en démordent pas. La bonne vieille lettre, écrite avec de l’encre et du papier, aurait un je-ne-sais-quoi de plus « touchant », de plus « personnel », voire de plus « intime », croit Sylvie Lavallée. La sexologue clinicienne et psychothérapeute suggère même à ses patients d’en faire usage. « C’est une façon de soigner la relation. » Si certains offrent des cadeaux, d’autres du temps, des services ou des contacts physiques, d’autres privilégient le mot pour exprimer leurs émotions. « Un mot concret, c’est une plus-value, ça implique un engagement », croit-elle. Même son de cloche de la part de la psychologue Marie-Hélène Simard, du centre d’aide aux étudiants de l’Université Laval (à qui l’on doit le livre Ruptures amoureuses), qui voit dans la lettre manuscrite une sorte de « moyen ultime de démontrer que la personne est importante pour l’autre ». Ce à quoi Morgane Ortin adhère d’ailleurs totalement. « Le fait d’écrire avec du papier reste très romantique, ne serait-ce que parce que plus personne ne le fait. » Cela dit, conclut-elle, « le romantisme n’est pas dans le support, mais dans le contenu… »

Pour une libération des sentiments

Portée par le succès d’amours_solitaires, Morgane Ortin poursuit depuis peu son projet de mots d’amour en anglais avec le compte dear_amours_solitaires et aimerait, à terme, offrir quelque chose dans toutes les langues du monde. Rien de moins. Elle voit ici un véritable besoin de libération : une libération des sentiments. Après le mouvement #metoo, qui a permis une libération de la parole de dénonciation, explique la jeune femme, il faut désormais libérer la parole des sentiments. Car trop de gens ont encore peur d’exprimer leurs émotions. Or, « c’est cathartique et libérateur, dit-elle. Ce n’est pas qu’un combat pour le romantisme, mais un combat pour la sensibilité ».

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