Susan Glickman

Shéhérazade du Nouveau Monde

Les aventures étranges et surprenantes d’Esther Brandeau, moussaillon

Susan Glickman

Traduit par Christiane Duschesne

Boréal, 235 pages

En 1738, la jeune Esther Brandeau s’est embarquée sur un bateau déguisée en garçon pour faire la traversée vers la Nouvelle-France. À partir de ce fait véridique, l’écrivaine torontoise Susan Glickman a écrit un roman historique mâtiné d’un récit d’aventures aux allures de conte des mille et une nuits. Un livre au charme insidieux, comme celui de son héroïne.

Susan Glickman n’est pas une historienne. « Pas avec un grand H, en tout cas ! » Mais l’auteure née à Montréal – elle a quitté la ville à 17 ans –, qui est aussi poète et professeure, a fait un an de recherches avant d’entamer la rédaction de ce roman au titre interminable, Les aventures étranges et surprenantes d’Esther Brandeau, moussaillon.

« Je suis d’abord une romancière, nous a dit Susan Glickman lors d’un passage à Montréal. Mais je crois que lorsqu’on invente, il faut une base très réaliste. »

Tout le roman est donc basé sur des faits, que ce soit sur la manière espagnole de préparer le chocolat ou sur la présence de personnages historiques, comme le gouverneur général Charles Beauharnois, le commissaire de la marine Jean-Victor Varin et l’intendant Gilles Hockart, auxquels l’auteure réussit à donner vie avec brio.

Protection

On sait peu de choses sur Esther Brandeau. Susan Glickman est tombée sur cette anecdote peu connue en lisant « une histoire ennuyeuse » sur le commencement du Canada. Ce tout petit paragraphe a mis le feu à son imagination et lui a fait se poser trois questions. Pourquoi la jeune femme a-t-elle abandonné sa famille et son pays ? Pourquoi a-t-elle refusé de se convertir au catholicisme (elle était juive), ce qui lui aurait permis de rester ici ? Comment a-t-elle réussi à passer un an à Québec alors qu’elle aurait dû être envoyée en prison ou retournée manu militari en France ?

« Il faut nécessairement qu’elle ait été protégée par les fonctionnaires et les notables, avance Susan Glickman. Mais pourquoi ? J’ai décidé que c’était parce qu’elle avait une personnalité très attachante. J’ai de la tendresse pour elle, j’ai pensé que les autres en auraient aussi. »

Dans la vraie vie, Esther Brandeau a tout de suite admis qu’elle était juive, alors que Susan Glickman nous le fait découvrir beaucoup plus tard dans le livre. Si la présence de juifs parmi les premiers immigrants est un sujet passionnant en soi – « Des juifs européens fuyaient l’inquisition partout, pourquoi pas ici ? » –, l’auteure ne voulait pas en faire l’enjeu de son livre. « Ce n’est pas la religion qui m’intéressait, mais bien le caractère de cette héroïne. »

Elle l’a ainsi dotée d’une personnalité légère et fantasque et d’une imagination débordante : telle une Shéhérazade du Nouveau Monde, Esther retarde son départ en racontant des histoires de voyages, de pirates, d’îles désertes, d’enfant kidnappé par un sultan et de Bédouins bienveillants au cœur du désert.

« Lors de son arrivée en Nouvelle-France, Esther Brandeau a raconté ce qu’elle avait fait pendant les années qui ont précédé sa traversée. Moi, je trouve que ce témoignage est peu vraisemblable… En fait, je ne l’ai pas crue du tout ! J’ai pensé qu’Esther était quelqu’un qui avait beaucoup lu les récits d’aventures du XVIIIe siècle, capable de raconter une bonne histoire sans nécessairement dire la vérité. C’est pour ça que j’ai décidé qu’elle était une conteuse extraordinaire. Pas tellement une aventurière, mais quelqu’un qui vit dans son imagination. »

Une seule religion

Si on peut considérer Esther comme une féministe avant la lettre, Susan Glickman voit en elle une enfant éprise de liberté et dotée d’un grand sens de la justice. « Tout ce qu’elle voulait, c’était être traitée en égale. »

C’est probablement ce désir de liberté qui l’a portée à refuser de se convertir au catholicisme. « Ça aurait signifié de renoncer à la seule chose qu’elle possédait. Sa liberté était sa seule religion. » Et pour elle, la Nouvelle-France était une terre d’égalité et de tous les possibles. Se trompait-elle ? « Pas pour les femmes. En fait, c’était mieux ici qu’en France, même pour les paysans en général. Ils mangeaient mieux, étaient en meilleure santé. Ce n’était pas facile, mais la liberté, ça vaut beaucoup. »

Interprétation

À part quelques contours, la vie d’Esther Brandeau reste floue et sujette à interprétation. On ne sait pas vraiment ce qu’elle a fait avant son arrivée en Nouvelle-France, ni ce qu’elle a fait après. « Elle est disparue dans les brumes du temps », glisse Susan Glickman.

Deux autres romans sur ce sujet, très différents, ont d’ailleurs été publiés pendant qu’elle écrivait le sien. « Évidemment, je crois que c’est ma vision qui est la vraie… et la meilleure ! », dit en rigolant l’auteure qui, en donnant à Esther ce talent de raconteuse et cette passion pour la lecture, rend un hommage aux livres et à l’imagination.

« J’adore l’art, c’est la raison pour laquelle je vis, et c’est ce qui sauve la vie d’Esther. Si on n’est pas libre dans la vie, on peut être libre dans son imagination. Esther pense ça, et je suis d’accord avec elle. »

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