OPINION BOUCAR DIOUF

L’appropriation utérine

La semaine passée, on a marché encore pour le corps de la femme.

Après la promenade annuelle des pro-vie américains qui ont les yeux et les convictions braqués sur l’utérus, il y eut aussi la Marche des femmes, qui mobilisait celles qui réclament et espèrent que les changements dans la santé et la sécurité physique et économique des femmes arrivent à grands pas.

Les droits des hommes sont sacrés, mais pour ceux de l’autre moitié de l’humanité, il faut encore négocier, et ce ne sont pas les endroits sur la terre où les phallocrates serrent les rangs qui manquent. Cette obsession pathologique pour le contrôle du corps des femmes, mais surtout leur appareil reproducteur, ressemble à une malédiction historique dont certains esprits mâles attardés ont bien de la difficulté à s’affranchir.

Lorsque j’enseignais, j’aimais aborder ironiquement ces dérives masculines en prenant à témoin l’histoire des sciences et plus précisément celle de la physiologie de la reproduction. Pour cause, les premiers scientifiques à étudier l’appareil génital féminin étaient très majoritairement masculins et leur vision biaisée de la sexualité féminine a laissé dans les livres beaucoup de conneries.

Est-ce étonnant, au fond ? Retirer la jaquette le soir et réaliser sous la couverture que le soi-disant grand connaisseur de jour a tout faux sur notre sexualité, voilà qui n’avait certainement rien de surprenant pour bon nombre de ces dames !

Quand j’étudiais la physiologie, on apprenait par exemple qu’une des fonctions de la jouissance au féminin était de propulser les spermatozoïdes vers l’avant. C’est comme si les cris d’extase de la femme étaient reliés à un aspirateur central qui entraînait les spermatozoïdes vers l’ovule. Il a fallu, entre autres, le regard d’une femme appelée Elisabeth A. Lloyd, de l’Université de l’Indiana, pour ébranler ces liens sans nuances qu’on faisait entre orgasme féminin et conception. En 2006, sa publication intitulée L’affaire de l’orgasme féminin : des biais dans l’étude de l’évolution a bousculé bien des certitudes. « Si les femmes avaient besoin d’avoir un orgasme pour tomber enceintes, vous ne seriez probablement pas là pour en parler », avait-elle indiqué, à juste titre, à ses collègues masculins.

En voulant s’approprier le génital féminin à sa façon, la phallocratie scientifique y a aussi laissé des traces qui défient le temps. 

En effet, comme le faisaient les explorateurs découvrant une nouvelle terre, dans les temps anciens où il était coutume de donner son nom à sa découverte, les scientifiques mâles n’ont pas hésité à réclamer des territoires dans le système génital de la femme.

C’est ainsi que vous trouverez dans l’appareil reproducteur féminin des trompes appartenant à Gabriel Fallope, les follicules de Reinier de Graaf, les glandes de Thomas Bartholin et les glandes d’Alexander Skene. Parmi les explorateurs d’autrefois qui peuvent revendiquer des territoires dans le génital féminin, il y a aussi l’incomparable Ernst Gräfenberg qui est propriétaire du point de Gräfenberg, communément appelé le point G. Je me demande ce qu’il en aurait été si ce chercheur avait découvert les condylomes. Pourquoi n’a-t-on pas pensé donner le nom de sa découverte à la femme qui avait accepté de jouer au cobaye et d’offrir son corps à sa science ? Bref, si personnel soit le génital féminin, avec autant de scientifiques barbus à lunettes qui y squattent, je me demande si on peut encore parler d’intimité pour le qualifier.

Parlant de dérives phallocratiques et de barbus, ces dernières semaines, j’ai été aussi très touché par l’aboutissement de la longue marche vers la liberté de cette jeune fille qui a échappé à la tyrannie conservatrice saoudienne, qui ne semble pas s’améliorer.

Quand je pense qu’on était nombreux à croire que l’arrivée de Mohammed ben Salmane marquait le début d’un temps nouveau pour les femmes de son pays ! Aujourd’hui, force est d’admettre que ses élans de réformateur étaient bien plus une campagne de relations publiques qu’un véritable signe d’ouverture.

Même la permission de conduire qu’il disait vouloir accorder aux femmes avance à pas de tortue. Pour cause, des phallocrates influents s’y opposent avec des arguments fallacieux, pour ne pas dire « phallucieux ». Un très respectable cheikh saoudien a déjà tranché la question. Prenant à témoin ses connaissances loufoques en physiologie fonctionnelle, il a déclaré que la conduite automobile affecte la santé des ovaires et pousse le bassin vert le haut. Ce qui explique, selon ce barbu, que la plupart des femmes qui aiment le volant donnent naissance à des enfants qui présentent des problèmes de santé d’ordres variés. Comme quoi mon grand-père avait raison d’enseigner que si la barbe était signe de sagesse, le bouc serait le roi de la planète.

Mais si vous pensez qu’on ne peut pas trouver mieux en matière de connerie sur le sujet, tendez un micro à certains des hommes pro-vie qui ont hurlé leur aversion pour le libre choix, le 18 janvier à Washington, et vous m’en donnerez des nouvelles. Vous risquez de trouver des réflexions aussi pertinentes que celles de ces Saoudiens qui croient qu’une femme devrait à la limite demander une autorisation de respirer à son mari avant de s’oxygéner les poumons.

À quand la fin de ce désir malsain d’appropriation utérine ?

La sénatrice de la Californie qui a annoncé cette semaine sa candidature à l’investiture démocrate, Kamala Harris, a déjà posé autrement la question au juge Brett Kavanaugh, qui ne cache pas ses positions antiavortement. Elle l’avait solidement déstabilisé en lui demandant : « Pouvez-vous me citer une seule loi dans ce pays qui donne au gouvernement le pouvoir de prendre des décisions concernant le corps d’un homme ? »

Et vlan dans les dents ! Cette percutante question mérite d’être posée aux adeptes d’appropriation utérine qui abondent encore malheureusement sur la planète.

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