SIX ANS DE BATAILLE POUR ÊTRE INDEMNISÉE

« Je me suis sentie violée une deuxième fois »

Après avoir accouché d’un enfant résultant d’un viol survenu à l’âge de 12 ans, Sylvie Brochu a élevé seule sa fille à Montréal, dans la pauvreté, dans les années 70. Après six ans de bataille « infernale » contre l’Indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC), un tribunal vient de confirmer – pour la seconde fois – qu’elle a droit à une modeste rente. « L’IVAC m’a fait sentir comme si je n’étais rien », dénonce-t-elle.

Il était imposant, il était beau. Il aimait faire la fête sur le boulevard Saint-Laurent et conduire son immense Dodge Charger dans les rues de Montréal.

Sylvie Brochu, 12 ans, était impressionnée lorsqu’elle voyait Jean, le copain de la cousine de sa mère, arriver avec sa voiture dans les rencontres familiales.

« Un jour, en 1972, ma famille déménageait de Laval à Montréal. Jean était là pour nous aider. J’ai dit à ma mère que j’aimerais ça embarquer dans sa voiture. »

Durant le trajet, l’homme de 30 ans s’est arrêté dans une ruelle et a essayé d’embrasser la fillette. « Tu ne dois le dire à personne », lui a-t-il soufflé.

Après quelques rencontres, Jean l’a emmenée dans son appartement. « Là, il me l’a rentrée. Ça m’a fait très mal. Mes larmes ont coulé. Je croyais qu’il rentrait un bâton de baseball. J’ai pas dit un mot. »

Jean l’a ensuite menacée. « T’sé, je pourrais te tuer et personne ne le saurait parce que personne ne sait que je te vois. »

Enfant, Sylvie Brochu rêvait de devenir avocate. Ce jour-là, dans l’appartement de Jean, en juillet 1972, la trajectoire de sa vie allait changer. Peu de temps après le viol, elle a tenté de se suicider. Puis elle a appris qu’elle était enceinte. Après deux avortements ratés, elle a abandonné l’école et a accouché l’année suivante. À 15 ans, en froid avec sa mère, elle a loué un petit appartement à Montréal pour y élever sa fille, seule, subsistant grâce à l’aide sociale.

« Quand je suis arrivée dans l’appartement, j’ai fermé la porte et je me suis mise à pleurer. J’étais bien trop jeune pour être mère. Je n’aimais pas ma vie. »

— Sylvie Brochu

UNE ENFANCE « PAS COMME LES AUTRES »

Aujourd’hui âgée de 45 ans, sa fille se souvient d’avoir eu une enfance « pas comme les autres ».

« Ma mère a fait de son mieux, confie-t-elle, demandant à garder l’anonymat. Nous n’avions jamais de conversations à la maison, de routine stable. On mangeait des sandwichs au similipoulet et des soupes alphabet. Quand j’avais 20 ans, je ne comprenais pas la différence entre le cégep et l’université. Je n’étais pas à l’aise quand j’étais entourée de gens éduqués, qui avaient un père et une mère. C’est dans ma trentaine que j’ai réalisé que, wow, j’ai été élevée par un enfant. C’est pour ça que je suis différente », ajoute celle qui est retournée aux études depuis.

Pour Sylvie Brochu, le plus difficile est de réaliser qu’elle n’a pas pu donner d’amour à sa fille. « Riche ou pauvre, éduqué ou pas, le plus important, c’est l’amour. Moi, je ne m’aimais tellement pas que je n’ai pas pu donner d’amour à ma fille, et c’est ce qui me fait le plus mal aujourd’hui. »

Après un procès, Jean a été condamné à trois ans de probation. Il est aujourd’hui décédé.

DEUX DEMANDES REFUSÉES

Durant les 17 années où elle a élevé sa fille, Sylvie Brochu aurait eu droit à deux rentes de l’Indemnisation des victimes d’actes criminels (IVAC) : une pour les dommages psychologiques du viol et une autre pour avoir élevé un enfant résultant d’un viol. Mais personne à l’époque ne l’a mise au courant de ce droit.

C’est en regardant la télé en 2010 que Sylvie Brochu a appris que l’IVAC était là pour venir en aide aux victimes.

« Lorsqu’ils ont mentionné que l’IVAC avait été créée en 1972, j’ai été ébranlée, parce que 1972 est l’année de mon viol. »

— Sylvie Brochu

En 2010, Mme Brochu fait deux demandes à l’IVAC, qui sont refusées : on lui dit qu’elle a dépassé les délais et qu’elle aurait dû faire sa demande dans l’année de sa grossesse. Elle conteste la décision. En novembre 2014, le Tribunal administratif du Québec lui donne gain de cause et déclare sa demande valide. Un agent de l’IVAC l’appelle pour lui dire qu’elle devrait recevoir un chèque avant Noël.

Mme Brochu a droit à un pourcentage du salaire minimum qui avait cours au Québec de 1972 à 1989 – les années où elle a élevé sa fille – sans indexation ni intérêt, soit une somme comprise entre 60 000 $ et 80 000 $ environ.

DÉCOURAGEMENT

En janvier 2015, l’IVAC l’informe qu’elle n’est pas admissible à la rente, car elle ne « répond pas aux critères ».

Au téléphone, une agente de l’IVAC élève la voix. « Votre fille a plus de 18 ans. On ne peut pas revenir en arrière. Ils n’auraient jamais dû accepter votre requête ! »

Sylvie Brochu pensait qu’elle allait perdre connaissance. « Elle m’a rentré dedans. Je n’en revenais pas. J’avais envie de mourir. Je me suis sentie violée une deuxième fois. Ces gens-là ne sont pas censés nous démolir, ils sont censés être de notre bord. »

Sa fille l’a épaulée durant le processus.

« Ma mère était découragée. Elle voulait tout abandonner. Les procédures coûtent cher, elle n’avait plus d’argent. Psychologiquement, elle était épuisée. »

— La fille de Sylvie Brochu

Une amie de Mme Brochu lui a enjoint de continuer. « Si tu le fais, je vais payer ton avocat », lui a-t-elle dit.

Mme Brochu a accepté de repartir de zéro et reprendre le processus. Plus tôt cette année, l’IVAC l’a convoquée en médiation à Montréal.

« Je croyais qu’on allait s’entendre. J’avais tout préparé le dossier. Au bout de 10 minutes, j’ai bien vu que leur décision était prise. Ils m’ont dit : “Si tu as mangé pendant 20 ans, tu ne peux pas réclamer ce que ça t’a coûté.” Je leur ai dit : “On ne parle pas de manger, ici. On parle d’un viol. On parle des lois.” »

Le 7 juillet, pour la seconde fois, le Tribunal administratif du Québec lui a donné raison. Dans leur jugement, les juges Jean-Marc Dufour et Daniel Roberge écorchent l’IVAC, écrivant : « Avec égards, le Tribunal estime qu’IVAC n’a pas compris la portée de ce dispositif. […] Une décision d’un Tribunal ne parle pas pour ne rien dire, son dispositif doit être applicable. » Mme Brochu devrait recevoir la somme qui avait été déterminée en 2014.

PAS DE COMMENTAIRES

Patrick Charette-Dionne, porte-parole de l’IVAC, explique que tous les renseignements concernant les dossiers soumis à l’IVAC sont confidentiels. « L’IVAC n’émet pas non plus de commentaires sur les jugements du tribunal, parce que les dossiers sont justement confidentiels », dit-il, ajoutant que l’IVAC n’est pas partie aux litiges, ce rôle étant assumé par le ministère de la Justice et le procureur général du Québec. « Le ministère de la Justice est responsable de l’analyse, du développement et de l’évolution du régime. »

Pour l’avocat Marc Bellemare, qui a représenté Mme Brochu lors de son plus récent passage devant le tribunal, l’IVAC a tout fait pour « écœurer » Mme Brochu.

«  Mme Brochu, on devrait lui donner une médaille pour avoir passé à travers tout ça. C’est odieux, comment l’IVAC traite les victimes. Le cas de Mme Brochu est patent, mais c’est loin d’être le seul, malheureusement. »

— L’avocat Marc Bellemare

Les victimes de viol ne savent souvent pas qu’elles ont droit à une compensation financière, dit Me Bellemare. « Au téléphone, l’IVAC donne des informations contradictoires. Les victimes d’actes criminels, ce sont souvent les gens les plus démunis de la société. Ils sont vulnérables. Ce sont des enfants, des femmes, des personnes âgées, souvent des gens qui sont sans ressources. »

Mme Brochu croit que si l’IVAC se battait avec tant d’acharnement contre elle, c’était parce que son cas pourrait inciter d’autres victimes à demander la compensation prévue par la loi, et ce, même si le crime qu’elles ont subi remonte à plusieurs décennies.

« Désormais, ils ne pourront plus dire que les rentes ne sont pas rétroactives… Mon message pour les victimes, c’est : ne vous laissez pas démolir par les refus de l’IVAC. Ne les laissez pas vous influencer, vous mettre à terre. Ils ne sont pas les gardiens de la vérité. »

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