Pop post-révolution
LE CAIRE — En cette fin de juillet, dans une petite maison de Maadi, un quartier huppé du Caire, cinq musiciens répètent dans un studio en vue des concerts qui vont émailler tout leur mois d’août.
Pendant des heures, ils peaufinent l’interprétation des pièces de leur dernier album, Nokta Beida (« Une goutte de blanc », en arabe), qui ne pouvait mieux tomber dans une Égypte politiquement et économiquement en berne. Les extraits de l’album caracolent en tête des ventes sur la plateforme iTunes en Égypte et enregistrent des centaines de milliers de vues sur YouTube.
Un beau succès… d’autant que quatre des pièces de l’album ont été frappées de censure par les autorités.
« Nous savons que l’attente du public est très forte, nous n’avons jamais pris autant de temps pour sortir un album », commente Amir Eid, le soliste de Cairokee, groupe qu’il forme avec ses quatre complices. Voix rauque, plus forte quand il chante que lorsqu’il parle, il a les bras, le cou et les mains tapissés de tatouages.
En Égypte, l’histoire de Cairokee est celle d’artistes issus de la scène underground pop rock dont les chansons évoquent plus le désir de liberté et les tourments d’une jeunesse désabusée que les romances mielleuses qui inondent les ondes de la radio et de la télévision.
Depuis la révolution de 2011 et la chute du dictateur Hosni Moubarak, les membres de Cairokee ont été propulsés au rang d’icônes de leur génération grâce à leurs hymnes à la liberté devenus des classiques. Les salles où ils se produisent sont pleines à craquer de fans, âgés de 15 à 30 ans.
« Nous ne nous considérons pas comme différents des jeunes qui nous écoutent, confie Sherif Mostafa, le jeune claviériste de la bande. Quand on parle de manière sincère et réaliste, c’est plus facile de toucher le public et de gagner sa confiance. Notre rôle en tant qu’artistes est justement de rendre compte de la réalité du contexte actuel. »
Et les membres de Cairokee ont le sens du contexte. En 2011, leur titre Ya El Medan (« Oh la place », en référence à la place Tahrir où se sont réunis les manifestants) est rapidement devenu l’un des plus visionnés et relayés sur YouTube et les réseaux sociaux. « Cela a été une étape particulière pour le pays comme pour nous en tant qu’artistes, se souvient Amir Eid. On y parlait de notre fierté après le succès de la révolution, puis de nos doutes et de nos craintes pour l’avenir. »
« Parfois, j’ai peur que l’on ne devienne plus qu’un souvenir, que tout redevienne comme avant, que l’on oublie ce qui s’est passé », chantent-ils à la fin du morceau. Six ans plus tard, le pays est dirigé d’une main de fer par le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, dont le régime ne tolère aucune opposition, y compris dans le domaine artistique.
Ainsi, le discours de Cairokee, s’il renforce sa popularité auprès de la jeunesse urbaine, n’est pas du goût des autorités. Quelques jours avant la sortie du dernier album, le groupe a annoncé sur Facebook que l’autorité de la censure chargée de délivrer les autorisations de publier des œuvres avait décidé d’interdire quatre titres.
« On nous a simplement informés que ces chansons étaient interdites, sans autre forme de précision. Ce ne sont pas des chansons politiques, elles ne contiennent rien d’extraordinaire, que des préoccupations sociales ou psychologiques. »
— Amir Eid
S’il ne comprend pas la décision des autorités, le groupe ne s’en émeut pas outre mesure : les chansons interdites circulent librement sur l’internet, notamment sur YouTube où se connecte le public de Cairokee. Dans un pays où plus d’une centaine de sites indépendants ou d’opposition sont bloqués, ces jeunes artistes qui ne quittent jamais leur téléphone des yeux s’amusent même de cette ironie.
À la défiance des autorités s’ajoute un espace médiatique qui se réduit pour les artistes de leur trempe, alors que les plateaux de télévision s’ouvraient grand à eux à l’époque de la révolution. « Il n’existe plus vraiment d’émission culturelle où les artistes comme nous peuvent s’exprimer, parler de leur musique, de leur art », regrette Amir Eid, qui, avec ses collègues, n’a pas de mots assez durs pour fustiger le déclin culturel de l’Égypte, jadis haut lieu de la chanson et du cinéma dans le monde arabe.
En dépit de ces obstacles, les membres de Cairokee refusent de se laisser séduire par les sirènes de l’étranger, où se trouvent leurs principales influences artistiques (Pink Floyd, The Beatles, Coldplay).
Qu’ils se produisent à Londres ou à Dubaï, les cinq Cairotes pensent surtout à leur public égyptien. « Ce ne serait pas difficile de jouer en Europe plus souvent, mais nous sommes avant tout des Égyptiens dont la musique parle aux Égyptiens et nous n’avons pas l’intention de chanter en anglais », tranche le guitariste Sherif Hawary.
Porte-voix d’une génération auprès de laquelle il a su gagner sa crédibilité, le groupe Cairokee exècre surtout l’étiquette de « phénomène curieux du tiers-monde », dixit Amir Eid. « L’Égypte reste la seule société que l’on connaisse vraiment, ajoute-t-il, et à laquelle on sait quoi dire. »