Chronique

Le niqab qui fait scandale

Quand j’ai vu la photo des deux femmes en niqab, je me suis dit : « Ah non, pas le niqab dans une garderie ! Le débat sur la Charte va repartir avec ses dérapages hystériques. »

Et c’est ce qui est arrivé, le couvercle de la marmite a sauté. Encore. La photo a été mise sur Facebook et les commentaires ont déboulé. Certains donnaient froid dans le dos : « Deux balles. Profitons-en, c’est la saison de la chasse » et « Que l’on brûle ces femmes et qu’on les viole comme des cochons ».

Jeudi, je suis allée à Verdun pour rencontrer les deux femmes en niqab. Je suis tombée sur le mari, la belle-mère et le beau-père de l’une d’elles. Ils étaient complètement dépassés. Les journalistes sonnaient à leur porte et deux inspecteurs du ministère de la Famille leur posaient des questions en prenant des notes. Ils se défendaient au milieu des enfants qui jouaient tranquillement, inconscients du psychodrame qui se déroulait sous leurs yeux.

Je me suis dit : « Pauvre eux, je les plains. » Ils étaient piégés au milieu d’un débat hargneux qui divise le Québec en deux. D’un côté, les pro-Charte qui ont le beau rôle et qui défendent l’égalité hommes-femmes et la laïcité ; de l’autre, les anti-Charte, dépeints comme des tolérants naïfs qui tombent dans le piège du multiculturalisme à la sauce canadienne et qui ne voient pas le « péril musulman ». Difficile de sortir de cette grossière dichotomie.

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Je suis contre la Charte, mais je suis aussi contre le niqab et la burqa, le voile intégral. Chaque fois que je vois une femme couverte de la tête aux pieds, le visage caché derrière un morceau de tissu, je sens un malaise. Même si elles jurent que c’est leur choix, je ne peux m’empêcher de me demander quelle est la part du poids culturel, religieux ou familial qui a guidé leur choix supposément éclairé.

Je suis contre la Charte parce qu’elle heurte de plein fouet un principe fondamental, indissociable de toute démocratie: la liberté religieuse. Une liberté qui ne peut pas se pratiquer à temps partiel pour plusieurs croyants. Enlever son voile à 9 h, le remettre à 17 h. Imposer une telle contrainte révèle une ignorance crasse du religieux.

Tout est viré à l’envers dans cet interminable débat sur la Charte. Moi qui n’aime ni le voile ni les religions, je me retrouve à défendre le voile et les religions. Je me tue à dire que je n’aime pas le voile et les religions. Surtout les religions. Je ne les aime pas, car elles cultivent la foi aveugle et l’intolérance. Elles considèrent qu’elles détiennent la vérité, la seule, l’unique.

Au nom de la tolérance, je défends l’intolérance. Au nom de la liberté religieuse, je défends les signes ostentatoires, la kippa, le turban et le voile, moi qui suis pourtant athée jusqu’au bout des ongles. Je suis coincée dans ce débat qui crée des catégories aberrantes. On est pour ou contre, point final. Je revendique le droit de casser ce moule absurde et de m’asseoir sur la clôture.

J’ai des amies qui me regardent de travers parce que je suis contre la Charte, comme si je reniais le féminisme en acceptant le voile. On peut être féministe et accepter le voile. Et on peut accepter le voile sans l’endosser. Ça s’appelle la tolérance.

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Le voile. Ma position a changé au fil du temps. La première fois que j’ai vu des femmes voilées, j’ai eu un choc. C’était en Algérie en 1978. J’étais indignée, révoltée. Je ne comprenais pas. Mon jugement était sans nuance. Il n’y avait de la place que pour l’indignation et l’incompréhension.

Avec le temps et au fil de mes voyages, j’ai découvert d’autres voiles, d’autres femmes. Pakistan, Afghanistan, Liban, Syrie, Iran… J’ai interviewé des femmes soumises, battues, privées de liberté, mais aussi des femmes fortes qui travaillaient et qui portaient le voile avec fierté. Elles ne comprenaient pas les Occidentales qui les jugeaient. Parler à ces femmes a brouillé mes certitudes.

Mais elles aussi nous jugeaient : notre liberté est factice, me disaient-elles, car les hommes nous exploitent et nous manquent de respect. Elles étaient scandalisées de voir les publicités télévisées, où les femmes se pavanent en petite tenue. Et nos vieux qu’on parque sans remords dans des résidences. Elles n’étaient qu’indignation et incompréhension. Elles avaient une vision apocalyptique de l’Occident. Comme nous, pour leurs sociétés musulmanes. Un gouffre d’incompréhension. Deux blocs de femmes qui condamnent la société de l’autre.

Mon regard a changé, disais-je. Je suis passée de la condescendance nord-américaine à la perplexité, puis à la complexité de la femme voilée et à l’acceptation des différences, bref à cette tolérance parfois si difficile à maintenir.

Ce n’est pas la charte du Parti québécois qui va nous aider à bâtir des ponts au-dessus de ce gouffre d’incompréhension. Et ce ne sont pas des photos de femmes en niqab qui vont calmer le débat.

Et tout ça pourquoi ? Pour affirmer des principes – égalité hommes-femmes et laïcité – qui existent déjà.

Un beau gâchis.

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