Jour du Souvenir 

Les nouveaux vétérans

Chaque année au Québec, quelque 1500 militaires sont libérés des Forces armées canadiennes. Un sur quatre n’arrivera pas à reprendre le cours de sa vie « civile » sans heurts. Portraits.

UN DOSSIER DE FANNY LÉVESQUE

Jour du Souvenir 

Retraité à 35 ans

« Je suis vétéran. Je suis retraité. » Jonathan Thériault a tout juste 35 ans.

« La retraite à 35 ans ? T’es bien, toi ! » Cette petite phrase-là, elle lui « pile sur le corps » chaque fois qu’il l’entend. « Je n’ai pas choisi ça. Sincèrement, j’aimerais ça retourner sur le marché du travail, mais je suis encore trop fragile. »

Jonathan revient de loin. Au bout du fil, il parle calmement. Cherche les mots justes. « J’ai appris à lâcher prise avec les épreuves que j’ai vécues. J’ai accepté beaucoup de choses. » L’ex-militaire de Valcartier s’est enrôlé à 18 ans. En 2007, il part pour l’Afghanistan. Le 22 août, le véhicule à bord duquel il se trouve est soufflé par un engin explosif.

Deux soldats québécois et un interprète afghan sont tués. Deux autres passagers sont blessés gravement, dont le caméraman de Radio-Canada Charles Dubois. Le drame fait grand bruit au Québec. Le journaliste Patrice Roy s’en sort indemne. Jonathan croit lui aussi s’en être tiré pas trop mal. Mais le temps lui révélera le contraire.

« La clinique de Sainte-Anne, honnêtement, ça m’a sauvé la vie. » Le résidant de Lévis a été libéré des Forces armées canadiennes en 2013. Sa descente aux enfers sera longue. Il ira jusqu’à tenter d’en finir lui-même. Même si la tempête ramène parfois ses remous, le jeune papa de deux fillettes va mieux. En parler lui fait du bien.

Le sort frappe alors que le canonnier n’est sur le sol afghan que depuis trois semaines. Il poursuivra sa mission les sept mois suivants. Certains matins, l’ex-soldat originaire du Nouveau-Brunswick peine à bouger ses membres. Il a été blessé à la colonne vertébrale, sans le savoir. « J’étais très dédié à ce qu’on faisait. J’ai pris des anti-inflammatoires tout le long. »

Jonathan admet être rentré au pays émotionnellement fragilisé.

« Ta vie normale devient comme irréelle, c’est comme si ici, ce n’est pas la réalité. J’étais content d’être là, sauf que par bouts, j’étais là physiquement, mais pas mentalement. »

— JonathanThériault

« Après un certain temps, j’aimais mieux jouer avec les enfants que de rester avec les adultes. Je n’arrivais pas à interagir », dit-il.

« De fil en aiguille, j’ai commencé à m’isoler. »

La naissance prématurée de sa première fille en 2009 éveille une déchirure plus profonde qu’il ne croyait, enfouie. « J’ai failli la perdre et perdre ma femme, mon ex maintenant, précise-t-il. Ce choc-là, de faire face à la mort à nouveau, a réveillé tout ce que j’avais en dedans. J’ai commencé à faire des cauchemars, je ne voyais plus personne, je faisais des crises d’angoisse, de panique. »

Un « métier d’homme »

À cette époque, Jonathan nie son état de santé mentale. Il consulte secrètement une travailleuse sociale. 

« On fait un métier d’homme. Les chocs post-traumatiques, on nous en parle, on en entend parler, mais commencer à dire à l’un et à l’autre que toi, ça ne va pas, ce n’est pas la même chose. T’as peur du jugement. »

— JonathanThériault

Jonathan essaie tant bien que mal de s’en tirer.

Sa deuxième fille naît en 2011. Il commence à être suivi à la clinique TSO (traumatismes ou blessures liés au stress opérationnel) de Québec. En 2013, il est libéré. Jonathan tente un retour aux études, un changement de carrière, mais rien n’y fait. En 2016, il touche le fond et tente de mettre fin à ses jours. Il se sépare aussi de la mère de ses enfants. « Je ne voyais plus de sorties », raconte-t-il.

En septembre de la même année, il atterrit enfin à la clinique de traitement en résidence de l’hôpital Sainte-Anne (voir autre onglet). Son séjour sera salvateur.

« Quand tu es en état de choc post-traumatique, ton cerveau roule toujours. Tu entreprends plein de choses, mais tu ne termines rien. Tu dors mal. La première chose qu’on fait en arrivant à Sainte-Anne, c’est stabiliser ton sommeil, tes médicaments. On te donne le temps de retrouver une routine saine. De manger trois repas par jour, de te laver. »

Au fil des semaines, les thérapies de groupe et individuelles s’installent. Le suivi s’intensifie. « Ça ressemble un peu à un camp de recrues, tu es vraiment encadré, alors je me suis vraiment senti en sécurité, bien », se remémore Jonathan. Le jeune vétéran résidera 14 semaines à l’hôpital. Il demeurera un an de plus à Montréal avant de retourner à Lévis.

« [À Québec], j’avais fait ma tentative de suicide, j’avais vécu ma séparation, j’avais perdu mon réseau. Je recommençais à zéro. Je suis resté près de Sainte-Anne, je me suis impliqué dans la Fondation [québécoise des vétérans], dans Bell Cause pour la cause. Je suis revenu à Lévis parce que je m’ennuyais trop de mes filles et que j’étais assez fort pour revenir. »

Un jour à la fois

Il sait que ça ressemble un peu à un cliché quand il le dit, il laisse même échapper un rire timide, mais Jonathan prend maintenant la vie « un jour à la fois », plus doucement. « Mes parents me disaient : “Donne-toi du temps.” Je haïssais ça. C’est pourtant vrai. Des fois, ça ne va pas à la vitesse que tu veux, mais avec le temps, tout s’arrange », confie-t-il.

« J’aime les défis, être dans l’action, faire la différence. Avant, j’étais du genre : “Moi, dans 10 ans, je vais être là.” Aujourd’hui, je ne peux plus faire ça. Juste de vivre, de gérer ma journée et de faire ma routine, j’en ai assez », ajoute celui qui dit maintenant concentrer ses énergies « sur lui-même » et, surtout, sur ses deux filles dont il s’occupe en garde partagée.

Mais l’avenir, tout de même, qu’en est-il ? « L’avenir, je le vois beau. »

« J’aimerais être capable de retourner sur le marché du travail, mais pour l’instant, je te dirais que je suis heureux. Vraiment heureux. »

JOUR DU SOUVENIR

« Novembre, c’est difficile »

« Je vais mieux. » C’est la première fois aujourd’hui que Jeannette Macleod aura la force d’honorer ses pairs. Parce que novembre n’est pas gris seulement pour la majorité d’entre nous. Il l’est aussi particulièrement pour les vétérans des Forces armées canadiennes.

« Avant, je ne quittais pas la maison du mois de novembre. Le souvenir est quelque chose de très difficile. Je me souviens des disparus, de mon service en Afghanistan. Ces journées peuvent aussi être très frustrantes. Ici, on m’a donné les outils pour les affronter. » Mme Macleod avait 42 ans lorsqu’elle est devenue vétéran de l’armée canadienne.

Elle souffre aujourd’hui de stress post-traumatique. Le 17 octobre dernier, elle a quitté le Nouveau-Brunswick pour séjourner à la clinique de traitement en résidence des traumatismes liés au stress opérationnel de l’hôpital Sainte-Anne, dans l’ouest de l’île de Montréal. C’est le seul établissement du genre au pays. Il y a 10 places. « Et c’est le meilleur endroit où être », admet-elle.

Les corridors de la clinique étaient déserts vendredi après-midi. La plupart des vétérans, selon leur traitement, choisissent de retourner auprès de leur famille pour le week-end. Pour Mme Macleod, c’est son mari qui fera le voyage aujourd’hui. Un autre vétéran était aussi présent. Pierre-Luc Beaudoin-Thibodeau a accepté d’être photographié.

Sa gorge s’est nouée rapidement. Il a regagné sa chambre. « Novembre, c’est difficile. Ils disent tous ça. » Isabelle Cornell est psychologue à l’hôpital Sainte-Anne. À l’étage supérieur, des centaines de vétérans reçoivent des soins à la clinique TSO et à la clinique de gestion de la douleur.

Le quart des militaires libérés de l’armée canadienne entre 1998 et 2007 ont signalé avoir souffert de blessures liées à un stress opérationnel, dont un état de stress post-traumatique, de dépression ou d’anxiété, selon Anciens Combattants Canada. La moyenne d’âge des vétérans soignés à la clinique TSO de l’hôpital Sainte-Anne est de 45 ans.

Clientèle différente

« Notre clientèle est différente de celle des vétérans [plus âgés], illustre Mme Cornell. C’est une clientèle qui a connu des missions de paix au Rwanda, en Bosnie ou en Haïti et la guerre d’Afghanistan. 

« Nos patients […] ont fait face à des situations impensables. Ils ont eu à prendre des décisions qui allaient totalement à l’encontre de leur système de valeurs. »

— Isabelle Cornell, psychologue à l’hôpital Sainte-Anne

« On parle souvent de choc post-traumatique, qui est bien sûr le trauma d’avoir eu peur de mourir, mais il y a aussi l’aspect des blessures morales, surtout dans des missions de paix alors qu’ils ne pouvaient pas faire grand-chose. Ils ont assisté à des drames sans pouvoir intervenir. On peut aussi se sentir honteux de ne pas avoir fait certaines choses », dit-elle.

Changer les perceptions

Il y a quelque 600 300 vétérans des Forces armées canadiennes au pays, dont à peine 10 % sont d’anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale ou de la guerre de Corée. « On essaie de donner un nouveau visage au terme “vétéran” pour changer la perception », indique le président de la Fondation québécoise des vétérans, Pierre-Paul Pharand.

Le nouveau groupe de « jeunes vétérans », explique-t-il, est issu des missions de paix des années 90 et de la guerre sur le sol afghan de 2001 à 2014. « Le mot “vétéran” ne veut pas dire vieillesse, il veut dire qu’ils ont servi. Leur nombre continuera d’augmenter à mesure que ces jeunes termineront leurs années de service », poursuit-il.

M. Pharand estime que « les vétérans du milieu », c’est-à-dire ceux de la génération de la guerre froide, par exemple, ont vécu des « conflits de plus basse intensité », ce qui peut avoir teinté la perception populaire qui associe davantage le mot « vétéran » aux aînés. 

« Les jeunes [vétérans] ont vraiment eu à affronter des conditions terribles, ce qui me faire croire qu’ils auront besoin de plus d’aide que leurs prédécesseurs. »

— Pierre-Paul Pharand,  président de la Fondation québécoise des vétérans

encore tabou

À l’hôpital Sainte-Anne, les vétérans ont accès aux services de psychologue, de psychiatre, de travailleur social et à une multitude de programmes de guérison allant de l’art-thérapie à des pairs aidants. Les familles peuvent aussi être conseillées. S’ils sont envoyés par Anciens Combattants Canada, ils voient en général une infirmière dans les 15 jours.

« Nous sommes une clinique spécialisée, alors on stabilise le TSO parce qu’on ne guérit pas d’un TSO, on apprend plutôt à vivre avec, explique la gestionnaire Josie Pierre. Alors on le stabilise et ensuite, on oriente vers des services dans leur collectivité. » Et est-ce que les jeunes vétérans sont plus enclins à demander de l’aide ?

« Oui et non », indique Mme Cornell. « [L’armée], c’est un milieu beaucoup associé à la performance, un endroit où l’on dépasse nos limites tout le temps. Quand c’est plus difficile, certains n’osent pas le dire parce que ça peut entraîner une libération, poursuit-elle. On connaît plus le choc post-traumatique, mais les gens en ont encore peur. »

Les plus jeunes vétérans libérés pour des raisons médicales ont aussi de nombreux deuils à faire, que ce soit celui de leur carrière, de leurs capacités physiques et mentales ou de leurs projets d’avenir. La route peut paraître longue pour un retraité qui n’a pas 30 ans. « C’est une période difficile et on va y aller graduellement », explique Mme Cornell.

« C’est une clientèle qui veut se sentir utile à nouveau, un sentiment qu’ils perdent parfois en sortant des Forces, indique-t-elle. [L’objectif] c’est de leur donner la possibilité de voir que malgré leur condition, ils sont encore capables de s’impliquer dans des choses plus grandes qu’eux, qui les valorisent. C’est de leur donner un espoir. »

Les vétérans au Canada

600 300

Nombre de vétérans au Canada

57 ans

Âge moyen des vétérans

1500

Nombre de militaires libérés par année au Québec

10

Nombre de cliniques TSO au Canada (dont deux au Québec)

122 000

Nombre de vétérans au Québec

Sources : Anciens Combattants Canada et Fondation québécoise des vétérans

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