Entrevue

Notre rapport aux fesses

Jean-Claude Kaufmann est un sociologue très populaire en France. Directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), il étudie les thèmes de la vie quotidienne comme le premier matin après une nuit d’amour, la vie de couple, le prince charmant ou encore le sac à mains des femmes. Il publie cette fois La guerre des fesses, où il est question de minceur, de rondeurs et de beauté. Entretien avec un sociologue qui a le sens de la formule.

Q Pourquoi les fesses ?

R Je me suis intéressé aux codes de beauté et à la tyrannie de la minceur. Un certain nombre de femmes se rendent malheureuses à cause de cela. Elles sont insatisfaites et mal à l’aise avec leur corps. J’ai choisi cette partie du corps parce que, lors d’un livre précédent, je m’étais rendu compte que lorsqu’on sort du lit après une première nuit d’amour, les femmes ont l’impression que le regard est porté sur leurs fesses. Un regard qui juge de manière critique leurs fesses. Je l’avais aussi constaté dans de nombreux sondages sur le corps des femmes, quand on arrivait aux fesses, les femmes étaient très critiques vis-à-vis d’elles-mêmes.

Q Quels rapports les femmes entretiennent-elles avec leurs fesses ?

R Dans la culture occidentale, les femmes n’ont pas trop envie de parler de leurs fesses, elles ont envie de les ignorer et notamment quand elles mettent un jean qui coince au niveau de leur postérieur. Elles sont furieuses. Elles ne vont jamais utiliser leurs fesses pour capter le regard, elles opteront plutôt pour un décolleté. Alors que c’est très différent dans les pays de l’hémisphère Sud où les fesses sont valorisées comme outil de séduction pour accrocher le regard des hommes et pour les séduire.

Q Selon vous, les hommes aiment-ils les rondeurs ?

R Les hommes sont déchirés. Ils sont à la fois attirés par des silhouettes longilignes parce que, dans notre société, lorsqu’ils sont accompagnés de ces femmes très minces, ils se font remarquer. Ils sont en même temps attirés de manière plus charnelle et plus physique par des femmes aux rondeurs plus accentuées.

Q D’où vient ce code de l’hyperminceur qui règne ?

R La dictature de la minceur, c’est une longue histoire, on cherche un bouc émissaire, on dit que c’est la faute de la haute couture et des photos des magazines féminins. Ce n’est pas tout à fait ça, il faut aller au-delà. Il y a un certain nombre de facteurs historiques, dont l’inversion alimentaire. Dans notre société, depuis des millénaires, les aliments avaient toujours été un bien rare, accaparé d’abord par les plus puissants. Les rondeurs marquaient alors la richesse et le pouvoir. On stockait des graisses au cas où les temps seraient plus difficiles. La situation va s’inverser au sein des classes dominantes et les médecins s’inquiètent et déconseillent les grosseurs corporelles exagérées. Il faut désormais contrôler son alimentation pour être en bonne santé, et notre rapport avec l’alimentation s’est modifié. À la fin du XIXsiècle, nous ne sommes qu’au début de l’inversion alimentaire. Très vite s’est mise en place la minceur comme opérateur social. Plus on se rapproche du mince, plus on gagne de bons points dans tous les domaines. Les nantis vont intensifier le mécanisme de distinction sociale à travers les valeurs de l’autocontrôle et de la minceur.

Q Les rondeurs s’affichent-elles davantage ?

R Dans les pays de l’hémisphère Nord, le modèle pin-up a été une parenthèse dans les années 50, où les rondeurs sont arrivées en force. Sous l’influence de l’Italie, le pays a imposé un contre-modèle plus rond, style Gina Lollobrigida. Une nouvelle parenthèse s’ouvre aujourd’hui avec la volonté d’afficher des rondeurs.

Q Vous parlez de la géopolitique des fesses ?

R La valorisation des courbes est très présente dans l’hémisphère Sud où la beauté de la femme y est définie par la proéminence de ses attributs spécifiques attisant le désir sexuel. L’hémisphère Nord est partisan de la minceur, les fesses étant presque plates et le modèle de beauté, les femmes très minces. Les fesses africaines ne sont pas semblables aux fesses d’Amérique du Sud où il y a une recherche d’esthétisme de l’arrondi, d’harmonie et de muscle qui rehausse la fesse alors que l’Afrique sera plus généreuse. La beauté traditionnelle s’exprime dans les rondeurs et l’opulence, mais aujourd’hui, sous l’influence du Nord, la taille s’affine et le ventre s’aplatit. Cette taille plus mince fait ressortir les seins et les fesses, qui sont affichés avec fierté.

Q L’hémisphère Nord ne penche-t-il pas vers plus de rondeurs ?

R Oui, en effet. Alors que la vieille Europe décline, l’envie d’imposer plus de vie, de sensualité et de couleurs s’affirme très bien dans les rondeurs portées par des stars qui personnifient de nouveaux modèles dont toutes les filles rêvent. Que ce soit Beyoncé ou Jennifer Lopez. Les femmes commencent à se poser des questions sur les nouveaux codes de beauté. C’est une occasion inespérée de se déprendre de la tyrannie des codes de beauté.

Q Cette guerre est aussi celle contre notre propre corps ?

R Il y a un double sens dans le mot guerre. C’est un affrontement géopolitique et une guerre des modèles entre les pays du Sud qui réclament leur place à tous points de vue. C’est aussi la guerre des femmes contre leur corps accompagné de souffrances. La chirurgie esthétique se développe dans les deux sens, en ajoutant des fesses avec des coussinets de silicone ou de la graisse ou alors à l’inverse, il y a la liposuccion. Les implants de fesses progressent aussi en Amérique du Nord et en Europe. Pour remonter les fesses.

Q Vous écrivez : « Il faut suivre les fesses de très près pour comprendre où va le monde. »

R C’est une formule, mais il y a un peu de vrai dans cette phrase. On assiste à un retournement du monde avec la fin de la domination culturelle de l’Occident. Cette contestation apporte de nouvelles valeurs, et ce n’est pas par hasard que les fesses rondes apparaissent de nouveau, c’est sous l’influence de la montée des pays du Sud et de l’affirmation d’un autre regard culturel sur le monde. C’est un enrichissement, surtout si ça peut amener de la décontraction par rapport à son propre corps. Il faut inventer sa beauté au lieu de correspondre à un code. La beauté est multiple, c’est ce message qu’il faut passer.

La guerre des fesses – Minceur, rondeurs et beauté, Jean-Claude Kaufmann, Éditions JC Lattès, 24,95 $

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