Chronique

Lettre à Christian Rioux

Cher Christian Rioux,

Il y a longtemps que je voulais vous écrire. Après votre lettre à Lisa LeBlanc dans Le Devoir à propos de cette chanson avec le mot « marde » qui vous a tant choqué (une femme ne peut se permettre d’être rabelaisienne ?). Après votre chronique sur Radio Radio, groupe acadien qui chante en chiac, que vous qualifiez gentiment de « sous-langue d’êtres handicapés en voie d’assimilation ».

Je me suis même retenu de vous écrire après votre critique méprisante de la pièce Un de Mani Soleymanlou à Paris (qui en disait davantage sur vous et vos marottes que sur cette œuvre et son auteur). Vous savez, ce papier où vous avez cru pertinent d’écrire, plus d’un an après les éloges de la presse spécialisée québécoise, que cette « œuvre indigente » n’était pas « digne de représenter le Québec à l’étranger » ?

Vous n’aviez d’ailleurs pu vous empêcher, dans la foulée, de laisser entendre que le principal mérite de Soleymanlou était d’être « un gentil immigrant » venu d’Iran qui s’était installé au Québec après un séjour à Toronto. Et qu’il devait son succès local au fait d’être un symbole du multiculturalisme canadien. Soleymanlou, en passant, est en représentation tout le mois de juillet à Avignon…

Je vous ai lu vendredi alors que vous en rajoutiez une couche sur la prétendue menace à la survie du fait français en Amérique du Nord que représente le rap franglais des Dead Obies. Et je ne peux plus me retenir. Même si, pour être franc, je ne sais pas par où commencer.

Je vous avouerai d’emblée, Christian, que je trouve plus qu’ironique que vous vous référiez dans cette chronique à « nos curés de la langue », en vous excluant du lot. Alors que cette expression vous va comme un gant. Un janséniste nous faisant la morale du haut de sa chaire, en direct de la « Mère Patrie », pour nous expliquer que la nation est menacée par la « langue du maître » (pour reprendre le titre d’une autre de vos chroniques).

Je vous cite, comme dirait l’autre : « Chaque fois que je débarque à Dorval et que j’entends de jeunes Québécois passer de l’anglais au français avec la même jubilation perverse, je me dis que ce créole pourrait représenter l’avenir du français chez nous. » Jubilation perverse ? ! On devrait peut-être leur faire réciter une centaine de Je vous salue Marie ?

Mettons quelques « i » sur les Obies. Le créole est le nom donné à des langues nées de l’esclavage. Ce ne sont pas des sous-langues, mais de vraies langues, pratiquées, vivantes. On ne peut en dire autant du français international dit « standardisé » ou normatif, que personne ne parle nulle part, comme vous le faisait remarquer avec justesse Jimmy Hunt sur le plateau de 125 Marie-Anne dimanche.

Le franglais des Dead Obies vous a déjà inspiré deux chroniques. J’en déduis que vous préfériez que ces artistes dans la jeune vingtaine s’expriment dans un français international sans aspérité plutôt que dans leur franglais coloré, pour témoigner de leur réalité. Et je ne peux m’empêcher de me demander si vous êtes sérieux…

Je ne vous l’apprends pas : on ne rappe pas en 2014 au Québec dans la même langue que chantait Félix Leclerc en 1950 (même si les Dead Obies se servent d’extraits de Félix sur leur disque). Les langues évoluent. Vous écrivez que les Dead Obies pratiquent « un créole que presque personne n’est en mesure de comprendre ». Cela me semble bien péremptoire. C’est peut-être vrai des exilés québécois à Paris. Mais des Montréalais de moins de 30 ans ? Pousse, mais pousse égal, comme dirait ma mère.

Rassurez-vous, Christian, les Dead Obies ne parlent pas un franglais largement répandu, même à l’extérieur de Dorval. Ils parlent une langue artistique, celle du hip-hop montréalais. Une langue métissée, imagée, musicale, riche de ses nombreuses influences et inflexions. Une langue poétique, inventive, juste assez subversive pour faire craindre à une poignée de curés réactionnaires l’extinction imminente de la « race » québécoise…

Évidemment que cette expression artistique, que vous comparez sans rire à un suicide, est difficile à saisir pour des gens de votre génération. Vous l’avez déjà écrit : lorsqu’il est question de marier l’anglais et le français en chanson, vous préférez le « brio » de Luc Plamondon… (« Écris-moi des mots qui sonnent right on. Il faut que ça fasse un number one ! ») Le rap français, truffé d’argot des banlieues (un autre langage inventé), est-il plus acceptable à vos yeux que le rap franglais des Dead Obies ?

Ironiquement, ce groupe qui vous exaspère suscite déjà de l’intérêt chez les Français. Cela dit, ne vous en déplaise, la plupart des jeunes artistes ne créent pas des œuvres pour être adulés ni même compris à Paris. Ils ne se soucient pas d’être « dignes de représenter le Québec à l’étranger » ni de recevoir votre bénédiction. À chacun sa définition du terme « colonisé »…

Ces artistes s’expriment autant en joual qu’en français ou en anglais, et parfois en espagnol, en farsi ou en arabe.

L’anglais n’est pas pour eux la « langue du Conquérant ». Ils perçoivent le bilinguisme comme une richesse, pas comme une tare ni un affront à la nation.

Ils sont foncièrement décomplexés. Libérés de guerres linguistiques auxquelles ils ne s’identifient pas. Ce qui ne veut pas dire qu’ils minimisent tous pour autant les dangers de l’assimilation ou ne comprennent pas l’importance de protéger le français.

Vous voulez comprendre les jeunes Montréalais, Christian ? C’est-à-dire au-delà des clichés que vous vous en faites. Je vous suggère d’aller voir la pièce Deux, de votre dramaturge préféré, Mani Soleymanlou. C’est à mon sens ce qui a été écrit de plus brillant sur la réalité culturelle montréalaise d’aujourd’hui. Sur sa diversité, son pluralisme, sa multiethnicité, son bilinguisme : tout ce qui donne de l’urticaire aux nationalistes conservateurs. Vous devriez prévoir de l’onguent pour vos démangeaisons.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.