Chronique

Madame Bertrand

« C’est sûr qu’il y a toujours des peureux, hein. Du monde pas informé. C’est sûr qu’il restera toujours une couple de vieux ici et là qui vont voter OUI, là. Bon. Je les juge pas, je les comprends. Y ont la chienne, bon, c’est normal ! »

On avait fait payer cher à la comédienne Diane Jules cette déclaration faite en pleine campagne référendaire sur l’accord de Charlottetown, en 1992. On a très peu vu à la télévision, par la suite, celle qui personnifiait Violette dans la célèbre émission Parler pour parler, animée par Janette Bertrand. Sa carrière en est restée entachée.

Janette Bertrand ne subira pas le même sort. Elle a beau multiplier les dérapages depuis des mois, on l’en excuse généralement avec une complaisance bienveillante. Parce qu’elle a presque 90 ans, qu’elle a beaucoup milité pour les droits des femmes et qu’elle jouit d’une immense popularité.

La maladresse de Diane Jules lui a valu les réprobations immédiates de la classe politique et une mise au ban du public. La dernière ineptie de Janette Bertrand a été applaudie par la première ministre du Québec, trois de ses candidats-vedettes, et pourrait bien servir à revitaliser la campagne du Parti québécois.

On ne s’attaque pas aux vieux, à commencer par Janette Bertrand, sans en payer le prix. Mais on peut dire des énormités sur les musulmans en toute impunité (et même en être félicité).

Lorsque Janette Bertrand a publié son manifeste en faveur de la Charte des valeurs du PQ, à l’automne, on n’a pas fait grand cas de son « si on ne légifère pas, petit à petit, subtilement, les islamistes vont gagner ». C’est à peine si on lui a reproché d’avoir déclaré qu’elle n’aimerait pas être soignée par une médecin voilée.

Des déclarations, disait-on, à mettre sur le compte des préjugés d’une vieille dame qui a connu la Grande Noirceur, propulsée un peu malgré elle à l’avant-scène d’un débat houleux. J’ai cru que Mme Bertrand s’excuserait et qu’elle s’effacerait aussitôt, laissant à d’autres, mieux informés, le soin de prendre le relais. C’est ce qu’elle laissait entendre.

« J’ai 89 ans, je vais peut-être m’asseoir un peu », disait-elle encore hier au micro de Marie-France Bazzo. Non seulement Janette Bertrand ne s’est pas assise, mais elle ne cesse de se lever pour en rajouter des couches : sur le péril islamique qui serait à nos portes, sur le Québec qui deviendra l’Algérie si on n’élit pas le PQ, sur ces jeunes femmes voilées, mais « bien maquillées » qui ne comprennent pas le féminisme. Non, les hommes n’ont pas l’apanage du paternalisme.

Pour une femme qui répète ne pas vouloir trop occuper le débat public, Janette Bertrand ne donne pas sa place. N’ayant pu déposer son mémoire à la commission parlementaire sur le projet de loi 60 en raison du déclenchement des élections, elle a diffusé une vidéo où elle en fait la lecture. Dans la foulée, elle a déclaré en entrevue (chez Catherine Perrin) que l’on pourrait prévenir les crimes d’honneur voire l’excision grâce à la Charte magique du PQ.

Dimanche, à l’occasion d’un « brunch pour la laïcité », nouveau concept gastronomique où l’on souffle sur les braises de la xénophobie en savourant un croissant sans gluten, Mme Bertrand en a remis une cuillerée sur le « grugeage » des valeurs québécoises.

Entourée de Pauline Marois et de ses fidèles apôtres de la Charte, Djemila Benhabib et Bernard Drainville, Mme Bertrand a raconté une histoire sans queue ni tête de riches étudiants de McGill ayant rebroussé chemin en la découvrant avec une amie dans la piscine privée de l’immeuble où elle loge.

Si j’ai bien compris, ces étudiants – anglophones et musulmans, je présume –, de mèche avec leur propriétaire dont ils auraient graissé la patte, pourraient hypothétiquement empêcher Mme Bertrand d’assister à ses cours d’aquagym pour des motifs religieux. Et c’est pour cette raison, dit-elle, qu’il faut voter pour le PQ et sa Charte… Logique.

Qu’a fait l’état-major du PQ en découvrant ce récit décousu qui témoigne, sinon de la légitimité de son projet de Charte, de l’intolérance et de la xénophobie d’une femme qui a peur de l’Autre et ne craint pas de le dire ? Il a applaudi. Bravo.

Janette Bertrand répète partout qu’elle n’est ni politicienne, ni juriste, ni théologienne, mais simplement une citoyenne qui fait entendre sa voix. C’est une voix qui porte. Et qui répand quantité de préjugés, sur l’islam et sur les femmes musulmanes, qu’elle préfère infantiliser plutôt que d’écouter, comme à l’époque de ses émissions les plus célèbres.

C’est triste à constater, mais Janette Bertrand, qui a passé sa carrière à combattre l’intolérance, s’est transformée en symbole de l’intolérance. Elle est devenue cette vieille dame dont parlait Diane Jules il y a 22 ans : mal informée, craintive. On peut le comprendre, dans le climat malsain de suspicion de l’après 11-Septembre.

Ce qui est inacceptable, c’est qu’un parti se serve des appréhensions et des idées reçues d’une figure adulée de la population, dont le capital de sympathie est sans borne, pour tenter de redonner un élan à une campagne électorale à la dérive.

En ne dénonçant pas depuis le début les dérapages de Janette Bertrand, ainsi légitimée, le Parti québécois les cautionne de manière malhonnête. Il sait qu’il verse dans la désinformation. Il sait aussi que brandir des épouvantails, en nourrissant l’hystérie collective et le repli identitaire, est plus vendeur que la perspective d’un référendum.

Janette Bertrand jure qu’elle n’a pas été instrumentalisée par le PQ. Qu’elle a elle-même contacté l’équipe de Pauline Marois pour lui prêter main-forte. M’est avis que le Parti québécois se sert de Mme Bertrand. Qu’elle le veuille ou non.

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