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La nouvelle tête de Béatrice

Depuis sa naissance, Béatrice* est clouée au lit. Sa tête lourde et disproportionnée l’empêche de s’asseoir. Ses parents ont immigré ici quand la petite avait 9 mois. Deux chirurgiens du CHU Sainte-Justine viennent de leur redonner l’espoir que l’enfant atteinte d’une forme extrême d’hydrocéphalie ait une vie plus normale. Un récit de Caroline Touzin

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Un cas extrême

Mai 2017. Les parents de Béatrice* se présentent aux urgences du CHU Sainte-Justine avec leur petite de 9 mois. L’enfant est couchée dans la poussette avec une couverture épaisse sous la tête.

Dès que l’urgentologue la voit, il appelle le Dr Alexander Weil. Ce soir-là, le jeune neurochirurgien est rentré chez lui après sa journée de travail à l’hôpital.

« J’ai une patiente qui a une situation particulière. Je n’ai jamais vu quelque chose comme ça », lui lance l’urgentologue au bout du fil. Après avoir obtenu quelques détails supplémentaires, le Dr Weil saute dans sa voiture et débarque à l’hôpital.

À 9 mois, le périmètre crânien du bébé mesure 72 cm, alors que la moyenne pour un enfant de cet âge est de 44 cm. Une femme adulte, elle, a un périmètre crânien de moins de 58 cm. En plus d’être disproportionnée, sa tête est vraiment lourde. Son crâne contient 3 L de liquide céphalorachidien, alors que la quantité normale est de 150 ml.

Originaires d’un pays du Maghreb qu’ils nous ont demandé de ne pas nommer, les parents viennent à peine d’immigrer au Québec. Leur bébé n’a pas encore de carte d’assurance maladie.

« Une hydrocéphalie qui cause une macrocrânie, ce n’est pas exceptionnel. On en voit régulièrement, mais une hydrocéphalie qui n’est pas traitée et qui cause une macrocrânie aussi extrême, on ne voit pas ça au Canada », explique le Dr Weil.

« Si la petite était née ici, elle n’aurait pas été dans la même situation. On l’aurait traitée peu de temps après la naissance et quand c’est traité tôt, la boîte crânienne reprend une taille normale. »

— Le Dr Alexander Weil,  neurochirurgien au CHU Sainte-Justine

Les seuls cas aussi extrêmes que le Dr Weil a vus dans sa carrière, c’est en Haïti, où il se rend deux fois par an pour faire de la médecine humanitaire. « C’est un problème qu’on voit dans des pays aux ressources limitées où les gens n’ont pas accès à des médecins spécialistes », dit-il.

Appuyé par la direction des services professionnels de l’hôpital, le médecin fait des démarches pour permettre à la famille d’obtenir rapidement une carte d’assurance maladie. Il faut opérer l’enfant dès que possible.

L’hydrocéphalie consiste en un excès de liquide céphalorachidien dans les cavités du cerveau qui résulte soit d’un blocage de la circulation de ce liquide, soit d’une défaillance de la réabsorption du liquide. Sans traitement, des lésions cérébrales peuvent causer un retard de développement neurologique et même entraîner la mort.

Les parents de Béatrice – deux professionnels très scolarisés – avaient commencé leurs démarches pour immigrer au Canada bien avant que la petite vienne au monde. Cela faisait des années qu’ils préparaient leur nouvelle vie.

Au quatrième mois de grossesse, la gynécologue de la maman lui a annoncé que le bébé « avait plus d’eau dans le crâne que la normale ». « Je pense qu’elle ne voulait pas m’effrayer », raconte-t-elle en entrevue à La Presse. Elle a demandé à ne pas être nommée.

« Dans mon pays d’origine, il y a d’excellents chirurgiens, mais ils n’avaient pas les ressources pour traiter ma fille. Après l’accouchement, les médecins nous ont dit de retourner à la maison avec notre bébé et qu’elle vivrait trois ou quatre mois, sûrement pas plus qu’un an. »

— La maman de Béatrice

Mais les parents de Béatrice n’ont pas baissé les bras. « On n’a pas le droit de perdre espoir. Quand on a un enfant malade, il faut se battre jusqu’au bout pour lui donner la meilleure vie possible », poursuit la maman.

Ainsi, le 8 juin 2017, le Dr Weil opère le bébé une première fois. Il fallait vite traiter l’hydrocéphalie pour que la taille du crâne cesse d’augmenter. De plus, le cerveau de la petite est très, très mince puisque l’eau exerce une pression et l’empêche de se développer. Son développement neurologique accuse déjà un grand retard.

Le temps presse.

Lors de cette première opération, le neurochirurgien opte pour une technique qu’il a apprise auprès de confrères américains en Haïti, soit la coagulation du plexus choroïde – ce petit organe qui est situé dans les ventricules et qui produit le liquide céphalorachidien. La technique consiste à insérer une caméra dans la cavité liquide et ensuite à « brûler » le plexus choroïde pour qu’il cesse la production de liquide.

L’opération a aidé à ralentir la production de liquide, mais elle n’a pas été suffisante pour la stopper, si bien que la petite a dû être opérée de nouveau.

Deux mois plus tard, en août 2017, le Dr Weil installe un drain pour stabiliser l’hydrocéphalie.

Mais cela ne change rien à la taille du crâne. La peau du crâne est tellement étirée que l’enfant développe une plaie sur le dessus de la tête.

Le Dr Weil décide de la recommander à son confrère, le Dr Daniel Borsuk, chef du service de chirurgie plastique du CHU Sainte-Justine, qui partage son temps entre l’établissement pédiatrique et l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, où il a réalisé cette année la première greffe de visage au Canada.

« Quand elle est entrée dans la salle de consultation avec sa maman, c’était la plus grosse tête que j’avais jamais vue. »

— Le Dr Daniel Borsuk, chef du service de chirurgie plastique du CHU Sainte-Justine

Le chirurgien plastique demande alors à la mère si elle aimerait que sa fille ait une chance de s’asseoir.

« C’est possible ? », demande la maman.

« Oui, mais il y a des risques », lui précise alors le chirurgien.

« Faites-le », lui implore la maman.

L’infirmière Stéphanie Santos, coordonnatrice de la clinique craniofaciale de Sainte-Justine, se souvient très bien de cette rencontre. « On a vu toutes sortes de cas de dimorphisme à la clinique, mais comme ça, jamais, dit l’infirmière d’expérience. Pauvre chouette. Je me suis dit : comment tu veux qu’elle se tienne assise, qu’elle se développe ? »

Lorsque la maman et sa fille quittent la salle de consultation du Dr Borsuk ce jour-là, ce dernier s’empresse de contacter son confrère neurochirurgien, le Dr Weil, pour lui exposer son plan.

Au moyen de la modélisation virtuelle et de la technologie en trois dimensions appuyée par une imprimante 3D, le Dr Borsuk suggère de reconstruire dans des dimensions normales la boîte crânienne d’une grosseur anormale de l’enfant.

« J’avais déjà fait une réduction du crâne durant mon fellowship aux États-Unis en 2011, alors je savais que c’était possible », raconte le Dr Borsuk.

« OK, on le fait », lance alors le Dr Weil, enthousiaste.

*Prénom fictif, à la demande de la famille

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L’opération

« On va s’occuper d’elle comme si c’était notre fille. »

Le Dr Alexander Weil passe voir les parents de Béatrice, assis dans une salle d’attente, avant d’entrer dans le bloc opératoire.

Nous sommes le 5 novembre dernier. La famille est à l’hôpital depuis 6 h du matin. L’opération doit commencer à 8 h 30.

Les parents sont très nerveux.

« On ne peut jamais garantir un résultat en médecine, mais on peut garantir qu’on va leur offrir les meilleurs soins qui existent », dit le jeune neurochirurgien.

Les Drs Daniel Borsuk et Alexander Weil n’ont rien laissé au hasard. Deux semaines plus tôt, ils ont réalisé une intervention virtuelle pour se préparer à celle qui se déroulera aujourd’hui.

« La chirurgie virtuelle est aussi importante que la chirurgie réelle. Elle nous sert à minimiser les risques et à optimiser les résultats. »

— Le Dr Daniel Borsuk, chirurgien plastique

Le duo de chirurgiens ainsi que l’infirmière coordonnatrice de la clinique craniofaciale, Stéphanie Santos, ont organisé une longue téléconférence avec deux ingénieurs du Michigan chargés de fabriquer le modèle de crâne de Béatrice grâce à une imprimante 3D.

Une planification minutieuse

Avec l’aide des ingénieurs américains, ils ont eu l’idée de modéliser la boîte crânienne de la petite en marquant les sections du crâne avec des lettres de l’alphabet. Ces lettres – et leur position exacte sur les sections du crâne – deviendront la clé ensuite pour remettre les morceaux en place, à la manière d’un casse-tête.

Durant cette opération virtuelle, les médecins ont déterminé quel pourcentage du crâne ils pouvaient enlever sans endommager des veines importantes situées à la base du crâne.

Grâce aux résultats du plus récent scan de la tête de la fillette, ils ont aussi mesuré combien de liquide ils pouvaient retirer sans mettre le cerveau de la fillette en danger.

« On gagne beaucoup de temps opératoire en prenant toutes les décisions critiques à l’avance », souligne le Dr Borsuk.

L’entreprise Materialise – une société belge installée au Michigan – a construit un « guide de coupe » à partir du modèle réalisé à l’ordinateur et destiné à être déposé sur le crâne de la fillette.

Le chirurgien plastique avait aussi besoin d’un « guide de positionnement » pour assembler les morceaux du crâne, une fois découpés.

« Le guide de positionnement réduit aussi le temps opératoire. C’est crucial, car c’est une opération majeure pour une enfant de 2 ans. »

— Le Dr Alexander Weil, neurochirurgien

Deux semaines plus tard, les médecins reçoivent les précieux modèles fabriqués par l’imprimante 3D. Ils sont maintenant prêts à réaliser la « vraie » intervention.

À la perfection

L’opération doit commencer vers 8 h 30, mais fixer la tête – surdimensionnée – de l’enfant sur la table d’opération prend un peu plus de temps que prévu. C’est primordial qu’elle ne puisse pas bouger d’un millimètre.

Au préalable, la tête a été rasée. La peau est ensuite nettoyée avec de l’iode puis décollée du crâne.

Toute l’équipe des Drs Weil et Borsuk – composée d’une douzaine de personnes – est hyper concentrée. Chacun connaît précisément le rôle qu’il doit jouer.

À 10 h, le Dr Borsuk place son « guide de coupe » sur le crâne de la petite. Il s’emboîte à la perfection.

Puis, avec un crayon spécial, il inscrit les lettres A à H sur le crâne à travers son modèle de plastique. Près de 80 % du crâne est ainsi retiré.

Le neurochirurgien Alexander Weil retire ensuite le crâne avec une infinie précaution avant de le remettre au Dr Borsuk.

Installé à une table voisine, le chirurgien plastique coupe alors les sections marquées à l’aide des lettres de l’alphabet puis les dépose dans son guide de positionnement qui ressemble à un bol à salade.

« C’est vraiment comme un casse-tête, le A doit s’emboîter parfaitement dans le A, le B dans le B », illustre-t-il. Il lui reste ensuite à visser les sections ensemble avec des vis et des plaques fondantes.

Les morceaux d’os excédentaires sont envoyés à la poubelle.

Pendant ce temps, le Dr Weil, assisté de son collègue Dominic Venne, s’affaire à retirer très lentement le liquide céphalorachidien. « Si on l’enlève trop vite, ça fait des tractions trop rapides et les veines autour du cerveau risquent de déchirer. On risque aussi d’entraîner des chutes de pression et le cœur peut ralentir », décrit le neurochirurgien. Il va retirer environ deux litres de liquide durant l’opération.

Une fois le liquide retiré, les neurochirurgiens diminuent la taille de la membrane qui entoure le cerveau, la dure-mère, rendue trop grande pour la taille du nouveau crâne. Ils doivent faire très attention de ne pas toucher aux veines dans la dure-mère pour éviter à tout prix un accident vasculaire cérébral.

Le Dr Borsuk renverse ensuite son guide de positionnement sur la tête de la patiente.

La nouvelle boîte crânienne réduite est en place. Il ne reste plus qu’à la fixer à la base du crâne. Le chirurgien plastique peut maintenant remettre la peau en place en prenant soin d’en découper l’excédent.

Le plan d’action est suivi à la lettre.

Deux fois durant la journée, l’infirmière Santos va prendre des nouvelles au bloc opératoire pour ensuite aller rassurer la famille de la petite.

Douze heures après le début de l’opération, le Dr Weil va retrouver les parents dans la salle d’attente. « Tout s’est bien déroulé », leur assure-t-il. Les parents poussent un énorme soupir de soulagement.

« C’est un miracle pour notre petite fille », dit la maman, impressionnée par le travail des deux jeunes chirurgiens.

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Espoir d’une vie plus normale

Couchée dans sa poussette, Béatrice bat des mains au son d’une chanson pour enfants.

Lorsque sa maman chante, la petite sourit.

Depuis une semaine, elle est de retour à la maison après une hospitalisation d’un mois.

La petite accuse un grand retard de développement puisque la pression du liquide céphalorachidien a empêché son cerveau de se développer.

Cela étant dit, le plus récent scan montre que, déjà, son cerveau a grossi depuis l’opération.

« L’opération va optimiser son développement neurologique. Est-ce qu’elle sera normale ? Probablement pas, mais je crois qu’on l’a aidée à atteindre le plus de potentiel possible. »

— Le Dr Alexander Weil, neurochirurgien

« On aide cette fillette, sa famille et, en même temps, on donne de l’espoir à d’autres familles de patients qui pensent qu’on ne peut rien faire pour elles », ajoute le chirurgien plastique Daniel Borsuk.

Béatrice entame une longue réadaptation. Elle a déjà gagné de la mobilité au niveau du cou. Elle devra apprendre à s’asseoir et éventuellement à se tenir debout.

Les parents la trouvent plus allumée, plus énergique qu’avant l’opération.

Chaque petit progrès est une immense victoire à leurs yeux.

« Ici, on a accès aux meilleurs spécialistes. On garde espoir », lance la maman.

La petite dit quelques mots, même si plusieurs sont difficiles à comprendre.

« En fait, le seul qu’elle dit clairement, c’est le mot “tête” », lance la maman avant de jeter un regard attendri vers sa fille allongée dans la poussette.

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