AFRIQUE DU SUD

Les rebuts des uns, les trésors des autres

Mitchell’s Plain, Afrique du Sud

 — Sadé ne jure que par La belle au bois dormant et adore composer ses propres contes de fées. L’ouvrage préféré de Roneesha, douée pour le dessin, porte sur les couleurs de l’arc-en-ciel. Benito, lui, a dévoré l’histoire mielleuse de Winnie l’ourson. En juillet 2013, le vaste monde de l’imaginaire a ouvert ses portes aux jeunes lecteurs de l’école primaire Alpine, dans le township de Mitchell’s Plain, avec l’arrivée d’un vieux conteneur maritime converti en bibliothèque.

En Afrique du Sud, les biblio-conteneurs ont la mission de propager l’amour de la lecture chez les jeunes. Ambitieuse entreprise, dans un pays où l’analphabétisme est un fléau et le livre, un produit de luxe…

« L’éducation est l’outil le plus puissant pour changer le monde », a jadis déclaré Nelson Mandela, qui prête son nom aux 25 biblio-conteneurs installés sur les terrains d'autant d’écoles de diverses provinces depuis 2011, par Breadline Africa.

« Nos conteneurs ont fait quelques tours du monde et transporté des produits agricoles ou de la machinerie. S’ils sont rouillés ou troués, il faut les sceller. Mais une fois remis à neuf et entretenus convenablement, ils ont une durée de vie de 10 ans », explique Tim Smith, le directeur de cette ONG établie dans le quartier Greenpoint, à Cape Town.

Les conteneurs maritimes vétustes sont les rebuts des uns et les trésors des autres. Avant de faire des biblio-conteneurs, Breadline a converti des conteneurs en toilettes publiques et cuisines (pour les écoles) ou même en centres de la petite enfance. Les biblio-conteneurs destinés aux écoles primaires ont vu le jour en 2010, avec le concours de la Fondation Nelson Mandela. Le choix des écoles dépend de plusieurs facteurs : le nombre d’élèves qui bénéficieront de cette ressource, les problèmes sociaux qui minent la qualité de l’éducation et la présence d’éducateurs engagés à s’investir dans le projet.

Le jour de notre visite à l’école Alpine, les 1700 enfants étaient excités comme des puces, puisque c’était la veille des vacances de fin d’année. Les filles étaient en grande majorité dans le biblio-conteneur, avec une propension flagrante pour les histoires de princesses. Mais pour la bibliothécaire Sophia Davids, la fin des classes signifie que plusieurs enfants du township seront bientôt laissés à eux-mêmes, devenant les proies de la criminalité et du crystal meth, fléaux qui sclérosent les rues de Mitchell’s Plain.

« Plusieurs écoliers sont confrontés à de graves difficultés sociales. Les gangsters rôdent autour de l’école. Quatre de nos filles ont été violées cette année », affirme Sophia Davids qui, dans son biblio-conteneur à l’ambiance chaleureuse, est devenue la confidente des bibliophiles.

Les conteneurs et leur contenu

En Afrique du Sud, qui a donné au monde les Prix Nobel de littérature Nadine Gordimer et J.M. Coetzee, seulement 20 % des 20 000 écoles primaires sont dotées d’une bibliothèque. Et dans la majorité des cas, il n’y a même pas une pile de romans ou d’albums dans le coin de la classe pour s’exercer à lire.

Pour l’auteur Jay Heale, spécialiste de la littérature jeunesse en Afrique du Sud, l’analphabétisme des parents et le désintérêt pour la lecture des enseignants sont les premiers obstacles à la transmission du goût de la lecture aux enfants. À ces obstacles, s’ajoute le défi de la langue : l’Afrique du Sud compte pas moins de 11 langues officielles.

En jasant avec les enfants de Mitchell’s Plain – dont l’afrikaans est la langue maternelle –, on comprend vite que les images, plus que les textes, les motivent à prendre des titres comme The Princess and the Pea, Charlie and the Chocolate Factory ou les quelques albums illustrés sur la vie de Mandela.

Les biblio-conteneurs comptent sur l’apport de donateurs privés – éditeurs sud-africains, chaînes de librairies, commanditaires privés – pour garnir leurs rayons. L’ONG Biblionef, qui traduit des livres dans les 11 langues officielles et a donné aux écoles un million de livres en 10 ans, est aussi un acteur important.

Les biblio-conteneurs de Breadline – qui peuvent contenir 5000 livres – comptent aussi sur l’apport de l’African Library Project, ONG basée aux États-Unis qui donne 30 000 livres par année en Afrique. Telle prédominance des livres américains peut faire plus de tort que de bien, estime Jay Heale. « Un conteneur rempli de livres disparates (et surtout américains), probablement d’occasion, avec peu de liens avec la réalité africaine, ne fait que créer de la frustration chez les enfants et nourrir la complaisance des donateurs. »

À 8 $ le livre neuf, il coûte plus cher de remplir les biblio-conteneurs que de remettre à neuf ces structures. Avec l’ambition de fournir plus de livres en langues locales et de doubler l’implantation de ses biblio-conteneurs, Breadline Africa est déterminé à poursuivre sa mission inspirée du père de la nation sud-africaine, explique Jade Orgill.

« Mandela a donné 67 ans de sa vie pour la liberté de notre pays. Avec ce projet, nous voulons inciter les gens à donner chaque jour 67 minutes de leur journée. »

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