LES LIGNES HORIZONTALES

Zone de turbulences

Vol 459. Elle était si jolie

Pierre Szalowski

VLB éditeur, 176 pages

Vol 459. Les îles Canaries

Claudia Larochelle

VLB éditeur, 147 pages

Quatre auteurs reçoivent la même proposition : écrire une histoire mettant en scène le vol 459 Paris-Montréal qui s’abîme en mer le 24 juin 2013.

Je reçois moi-même les quatre auteurs en cadeau d’anniversaire, d’un couple d’amis avec qui je pars pour les vacances. J’apporte donc mes quatre nouveaux romans en voyage, que je lirai devant les amis qui me les ont offerts. Ce sera une façon de leur dire que j’apprécie leur cadeau, sans entrer en communication avec eux. Les gens communiquent beaucoup trop.

Ce texte traite des lectures de deux des quatre ouvrages. Les deux autres seront de ma prochaine chronique.

J’ouvre le bal dans l’avion avec Elle était si jolie, de Pierre Szalowski. Daniel Béland, quadragénaire en apparence parfait, est rattrapé par son passé, et tout s’effondre. J’embarque immédiatement, mais je sais qu’il y aura écrasement d’avion et que j’en lirai les détails dans un avion. J’accueille avec enthousiasme cette perspective en me disant que c’est une bonne idée.

Ce n’est pas une bonne idée.

D’abord, le premier chapitre s’intitule Drague pas l’agente de bord, ça porte malheur, ce qui, évidemment, est exactement ce que je venais de faire. Puis la scène de l’écrasement, très explicite, est arrivée au moment où mon propre vol traversait une zone de turbulences. J’affichais à cet instant le même regard que l’enfant de 2 ans qui passe l’Halloween, mais qui n’y comprend rien, à un cheveu de la crise de panique.

Je terminerai le livre en lecteur repu. Ne vous laissez pas tromper par l’apparence légère et plutôt blanchâtre de la jaquette. À l’intérieur, c’est l’inverse, donc pesant et coloré, disons. La fin, très dure, m’a sorti de ma journée… en ce sens qu’il est impossible de finir Elle était si jolie et d’enchaîner avec des nachos. Non, on doit regarder en l’air et repasser l’histoire dans sa tête, j’ai même terminé ma lecture en relisant le premier chapitre, comme pour revoir le personnage principal dans son état initial et mieux apprécier sa déchéance…

Dans un style complètement différent, Les îles Canaries, de Claudia Larochelle, raconte la vie de Louisa Vanier, agente de bord disparue avec le vol 459, à travers 10 proches qui dresseront tour à tour un portrait de leur fille, sœur, épouse, amie, ex, etc.

Ça se lira à la plage. Mais au point de rencontre, mes amis sont introuvables. Je les cherche, mais dois la jouer smooth operator, car c’est le festival du monokini. Et lorsqu’il se trouve sur une plage où la femme porte le sein nu, l’homme normal doit agir en vieux cow-boy blasé. Balayer vaguement du regard sans jamais poser les yeux. La tête doit demeurer en mouvement, le regard habité d’une préoccupation fictive. Ma performance est sans faille.

Ma lecture, elle, avance, et le portrait parfait de la fraîchement disparue s’effiloche graduellement à travers les confidences de plus en plus intimes, puis on découvre que la Louisa Vanier était finalement ce qu’on appelle une tannante.

Moi, je suis inquiet. Introuvables depuis des heures, mes amis sont pourtant les rois de la méthode et de l’organisation. L’antithèse du brouillon et de l’improvisation. À la tête de leur propre entreprise, parents de deux jeunes enfants – on prétend d’ailleurs que je suis leur plus vieux…, et jamais ils n’abandonneraient leur plus vieux au point de rencontre, seul de son côté du rendez-vous. J’appelle, je cogne, je sonne, rien. Je les connais suffisamment pour savoir qu’une seule hypothèse explique leur absence : quelque chose de grave s’est produit à la maison, la leur ou la mienne, et ils sont en gestion de crise.

Je suis moi-même assez occupé à me gérer la crise, lisant sur la disparition d’une jeune femme lors d’un écrasement d’avion, rien pour me faire oublier qu’il y a probablement eu drame chez mes propres proches. Au dernier chapitre, la fille de Louisa Vanier lit la lettre que sa mère lui avait écrite préalablement, en cas de disparition : une chose est sûre, un jour on ne revient pas de quelque part, d’une destination au soleil ou d’ailleurs.

D’une bactérie mangeuse de chair, d’un cancer incurable, d’une peine d’amour, d’un alzheimer précoce, d’un accident de voiture, c’est si vite arrivé, un dérapage…

Me demandant à chaque mot qui, chez nous, a bien pu valider son allergie aux arachides ou livrer la grande danse de l’arrêt cardiaque, jouant dans ma tête au bingo du condamné.

Puis le contingent de monokinistes quitte la plage, et c’est ainsi que je retrouve mes compagnons de voyage. En voulant jouer le gars qui ne regarde tellement pas les filles toutes nues, je n’ai jamais remarqué que mes amis se trouvaient couchés juste derrière elles. Je fus victime de ma courtoisie. Trompé par ma délicatesse.

L’après-midi passe et je termine Les îles Canaries, qui, vu les circonstances de sa lecture, demeurera un souvenir unique. Bon, je suis également complètement tombé amoureux de Louisa Vanier. En plus, elle est fictive et morte, ce qui représente vraiment un beau défi !

Mes amis viennent me rejoindre et me confient : on te voyait tout le long en train de nous chercher… et fais attention quand il y a des filles en monokinis, t’es zéro subtil.

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