Chronique

Un sommet de puanteur

Pour les contribuables « ordinaires » qui doivent régler leurs impôts d’ici la fin d’avril, le scandale des Panama Papers lève le cœur.

Ce n’est pas la première fois que la publication d’une liste noire de fraudeurs fiscaux montre comment les gens riches et célèbres cachent leurs millions. Mais la fuite dévoilée dimanche par le Consortium international des journalistes d’enquête atteint un sommet de puanteur.

Imaginez : 11,5 millions de fichiers contenant des informations sur plus de 214 000 sociétés-écrans qui ont permis à des politiciens, des criminels, des milliardaires et des célébrités des quatre coins du monde de dissimuler leur richesse dans une vingtaine de paradis fiscaux.

Ce genre de fuite de capitaux coûte une fortune aux gouvernements. Les sommes défient l’imagination. Les déplacements financiers illicites ont fait perdre 7800 milliards US aux pays développés et en émergence entre 2004 et 2013. Et ces flux illicites augmentent de 6,5 % par année, presque deux fois plus vite que la croissance économique mondiale, selon Global Financial Integrity.

Le Canada n’y échappe pas. L’utilisation illégale de paradis fiscaux a fait perdre aux coffres de l’État entre 5,3 milliards et 7,8 milliards annuellement, rapporte Alain Deneault, auteur de l’ouvrage Une escroquerie légalisée. Précis sur les paradis fiscaux, qui doit sortir en librairie le 12 avril.

Si les riches payaient tous leur dû, les gouvernements auraient moins de problèmes à assurer les services publics. On ne laisserait pas les écoles primaires moisir et les centres de désintox fermer.

Mais ce n’est pas si simple…

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D’abord, on ne peut pas mettre tout le monde dans le même panier. On dénonce à juste titre les multinationales qui esquivent légalement leurs impôts en profitant des failles du système fiscal mondial.

Mais tout cela n’a rien à voir avec les fraudeurs purs et simples qui cachent leur argent dans des paradis fiscaux pour éluder l’impôt. Une manœuvre carrément illégale.

Oubliez les liasses de billets de banque que les fraudeurs passent en douce sous le nez du douanier.

À l’ère de l’internet, l’argent se déplace en deux temps trois mouvements. Prenez un contribuable qui aurait gagné de l’argent au noir. Il pourrait déposer des billets de banque dans la succursale canadienne d’une banque étrangère qui ferait un virement électronique dans un compte secret situé dans un paradis fiscal.

Aux îles Vierges, rien de plus simple que de créer une société fantôme. Selon l’enquête du Consortium, il n’en coûte que 825 $US. Pour 450 $US de plus, le conseil d’administration est inclus !

L’argent disparaîtrait alors de l’écran radar au Canada. Et le contribuable pourrait utiliser son argent avec une carte de crédit reliée à son compte dans le paradis fiscal. À l’issue de l’opération, les billets de banque ne seraient jamais sortis du Canada. Ils auraient seulement changé de coin de rue.

Or, les fraudeurs fiscaux sont difficiles à pincer. C’est un peu comme si un voleur s’introduisait dans votre domicile et vous dérobait de précieux bijoux, illustre Jean-Pierre Vidal, professeur titulaire en fiscalité à HEC Montréal. On sait très bien qu’il y a un coupable. Mais comment le retrouver s’il n’a pas laissé de trace, s’il n’y a aucune de preuve ?

Et contrairement au petit voleur, les riches fraudeurs qui cachent leur fortune dans les paradis fiscaux ont les moyens de se défendre quand on leur met la main au collet. Alors que les petits contribuables n’ont pas les moyens de se battre contre le fisc, eux peuvent se payer les meilleurs avocats et faire traîner le processus en cour durant 15 ans… à moins que l’Agence du revenu du Canada (ARC) leur offre un règlement à bon compte pour en finir au plus vite.

C’est justement ce qui vient d’arriver à quelque 25 riches clients du cabinet KPMG qui auraient envoyé plus de 130 millions à l’île de Man pour tromper le fisc. L’ARC leur a offert l’amnistie : pas de pénalités, pas d’accusation criminelle et des intérêts réduits en prime. Odieux ! Une telle attitude a de quoi alimenter le cynisme des petits contribuables.

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Dans son récent budget, Ottawa a annoncé l’investissement de 444 millions sur cinq ans pour permettre à l’ARC de mieux lutter contre l’évasion fiscale.

Mais que fera-t-on de ces sommes ? Les vérificateurs se contenteront-ils d’attraper les petits poissons peu dangereux qui apparaissent facilement sur leur écran radar ? Ou se donneront-ils la peine d’aller pêcher les gros poissons invisibles qui fraient dans les eaux chaudes des paradis fiscaux ?

Heureusement, le secret entourant les paradis fiscaux devrait s’estomper d’ici cinq à dix ans, grâce aux accords internationaux d’échange de renseignements fiscaux signés dans la foulée du projet de l’OCDE pour contrer les pratiques fiscales dommageables.

La loi du secret va s’effriter, assure M. Vidal. Les gouvernements y verront plus clair dans les paradis fiscaux. Mais pour épingler les fraudeurs, encore faudra-t-il qu’ils sachent qui viser. Car le fisc ne peut pas aller à la pêche dans les paradis fiscaux. S’il veut des renseignements, il doit avoir une cible précise, un nom en particulier sur lequel enquêter.

En 2014, l’ARC a lancé le Programme de dénonciateurs de l’inobservation fiscale à l’étranger. Ottawa offre des récompenses financières aux particuliers qui fournissent des détails précis et crédibles sur des cas d’inobservation fiscale internationale de grande ampleur.

Reste à voir quels résultats donnera cette arme puissante, à manier avec grand soin.

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