Irlande

La langue irlandaise peine à faire sa place 

Galway, Irlande

 — Il y a 10 ans, l’Irlande s’inspirait du Canada pour adopter sa première Loi sur les langues officielles. Le gaélique irlandais est aujourd’hui plus visible dans les instances gouvernementales, mais il est encore difficile, voire impossible, pour les irlandophones, de recevoir des services publics dans leur langue.

Succès inattendu cet été : une version en langue irlandaise du tube Wake Me Up ! du DJ suédois Avicii a généré plus de trois millions de visionnements sur YouTube, établissant un nouveau record dans le genre.

Avec sa prestation éblouissante, à laquelle ont participé des dizaines d’élèves du collège Lurgan, le jeune enseignant Stiofán Ó Fearail est devenu une vedette instantanée en Irlande.

« Le chant nous permet de faire faire aux ados des choses qu’ils ne voudraient peut-être pas faire autrement, c’est-à-dire parler irlandais », lance en entrevue à La Presse Micheál Ó Foighil, directeur du collège, qui est situé au cœur du Conamara, la région la plus irlandophone du pays.

Il existe une cinquantaine de ces écoles estivales d’immersion dans le pays, où s’inscrivent environ 25 000 élèves chaque année. L’expérience n’est pas à la portée de toutes les bourses : pour chaque enfant, les parents doivent débourser de 600 $ à 1500 $ pour une ou deux semaines de cours et d’activités.

La langue irlandaise est aussi bien présente dans les médias électroniques. La radio nationale en irlandais, en ondes depuis 1972, et son pendant télévisuel, TG4, créé en 1996, connaissent de bons succès d’écoute, notamment avec leurs émissions sportives et musicales.

« Ça a donné une nouvelle vie à la langue irlandaise, qui n’était perçue que comme une matière scolaire auparavant. On voit maintenant de jeunes adultes qui lisent les nouvelles, qui jouent dans des téléséries et qui commentent des matchs, ce qui a rendu la langue plus sexy », note Seán Ó Cuirreáin, commissaire aux langues officielles de l’Irlande.

Mais il n’en reste pas moins que le gaélique irlandais est moribond. À l’origine de la toute première littérature vernaculaire de l’ouest de l’Europe, la langue n’est aujourd’hui parlée quotidiennement que par 77 000 des 4,6 millions d’Irlandais, soit moins de 2 %. L’irlandais est en meilleure posture que certaines langues régionales de France, mais fait piètre figure comparativement au gallois, parlé par environ 18 % de la population du pays de Galles.

Ce dernier fait toujours partie du Royaume-Uni alors que l’Irlande a obtenu son indépendance en 1922. La souveraineté irlandaise n’a donc pas eu d’effet majeur sur la langue nationale, qui n’a ni régressé ni progressé significativement en 91 ans.

« L’identité irlandaise a traditionnellement été basée sur le catholicisme, pas sur la langue. Mais je pense que la perte d’influence de l’Église catholique au cours des 20 dernières années est une véritable chance pour l’irlandais », affirme John Walsh, professeur à l’Université nationale d’Irlande de Galway.

Un symbole avant tout

Faire revivre une langue qui était parlée par quatre millions de personnes avant la grande famine de 1845-1850 n’est pas une mince tâche. Depuis des décennies, l’enseignement de l’irlandais est obligatoire au primaire et au secondaire, mais bien peu d’élèves sont capables de s’exprimer correctement dans cette langue à la fin de leurs études, ce qui n’est pas sans rappeler les piètres résultats découlant des cours obligatoires de français langue seconde en Ontario et au Nouveau-Brunswick.

À l’extérieur des régions irlandophones, les gaeltachtaí, le nombre d’écoles où l’enseignement se fait exclusivement en irlandais a fortement augmenté. Il est passé de 16 en 1972 à plus de 220 aujourd’hui. Malgré tout, à peine 6,4 % des élèves du primaire et 2,4 % de ceux du secondaire fréquentent ces écoles.

« Les Irlandais croient fermement que la langue irlandaise est importante, mais seulement d’une façon symbolique. Nous sommes des experts dans la promotion symbolique de l’irlandais ! » lance le professeur Walsh.

Ce ne sont pas les symboles qui manquent, en effet. Dans la Constitution du pays, on présente l’irlandais comme la « langue nationale » et la « première langue officielle » tandis que l’anglais, pourtant parlé par la quasi-totalité des citoyens, a le statut de « deuxième langue officielle ». Sur les routes, les noms de lieux sont systématiquement inscrits dans les deux langues même si les automobilistes qui utilisent la version irlandaise sont rares. L’irlandais fait même partie des 24 langues officielles de l’Union européenne.

En 2003, 36 ans après le pays de Galles et 34 ans après le Canada, l’Irlande a posé un geste important en se dotant d’une loi sur les langues officielles. La portée de celle-ci est toutefois modeste. Les citoyens ont finalement obtenu le droit de s’exprimer en irlandais devant les tribunaux. En outre, les instances gouvernementales doivent publier leurs principaux documents en irlandais et répondre aux irlandophones dans leur langue, mais à l’écrit seulement !

« Le gouvernement dit “nous voulons que vous parliez irlandais”, mais en même temps, il dit “quand vous traitez avec l’État, vous devez parler anglais” », déplore Seán Ó Cuirreáin.

En retard sur le Canada

Le nombre de plaintes reçues par le commissaire augmente d’année en année. Mais le portrait de la situation serait encore pire si les irlandophones, qui ont l’habitude de traiter avec l’État en anglais, se montraient plus revendicateurs. « Les gens sont réticents à faire de la langue un enjeu », note M. Ó Cuirreáin.

La situation fait penser à celle des francophones hors Québec, mais John Walsh soutient que le Canada est largement en avance sur l’Irlande. « Nous sommes loin du Canada ou du pays de Galles, où il y a beaucoup plus de services bilingues qu’ici, relève-t-il. Nous avons un grand travail de bilinguisation de la fonction publique à faire. »

En 2010, Dublin s’est fixé un objectif ambitieux : faire passer de 77 000 à 250 000 le nombre d’Irlandais capables de parler couramment la langue nationale. Or, le gouvernement en place montre si peu d’empressement à poser des gestes concrets pour y parvenir que Seán Ó Cuirreáin a annoncé sa démission plus tôt ce mois-ci, deux ans avant la fin de son mandat. L’espoir qui avait marqué le début des années 2000 a fait place au découragement.

« En dépit de l’énorme bonne volonté de la vaste majorité de la population de ce pays, la langue irlandaise continue d’aller à la dérive, y compris dans le secteur public, a déclaré M. Ó Cuirreáin au Parlement. La ramener dans le courant dominant ne sera pas chose facile. »

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