Tokyo Vice

Voyage au cœur du crime organisé japonais

Jake Adelstein est un oiseau rare. Juif américain, il vit au Japon depuis plus de 20 ans et a été le premier étranger à entrer au journal Yomiuri Shimbun, le plus grand quotidien au monde avec ses deux éditions quotidiennes et un tirage astronomique de 15 millions d’exemplaires par jour.

Dans son roman Tokyo Vice, traduit en français sept ans après sa sortie en anglais, il raconte en détail plusieurs enquêtes journalistiques, dont celle sur le kidnapping d’une jeune femme qui l’a aiguillé vers une histoire de trafic humain digne des meilleurs thrillers d’Hollywood.

Son récit, palpitant, est truffé d’observations sur la société japonaise, ses traditions, sa hiérarchie, son sexisme à l’endroit des femmes. La traduction française est parfois maladroite, mais n’enlève rien au rythme haletant du récit. Pas surprenant que des sociétés de production souhaitent l’adapter pour le petit écran. Entrevue avec un auteur pas banal…

Qu’est-ce qui a bien pu pousser un jeune homme qui a grandi dans l’État du Missouri à aller étudier au Japon ?

Tout a commencé à la petite école. Un de mes professeurs m’a fortement suggéré de canaliser ma colère en suivant des cours d’arts martiaux. C’est ainsi que je me suis retrouvé à l’école de karaté. Mon professeur avait grandi à Okinawa et s’intéressait à la culture japonaise ainsi qu’au bouddhisme zen. Il m’a transmis cette curiosité.

Au point d’aller vivre au Japon ?

Je devais aller étudier les arts à la New York University, mais je ne peux pas dire que mes parents étaient emballés. J’ai saisi l’occasion et je leur ai dit que je pourrais aller au Japon un an.

C’est une chose d’étudier au Japon, c’en est une autre de devenir journaliste et d’écrire en japonais. Comment avez-vous réussi ce tour de force ?

Je suis devenu journaliste par accident. Au Japon, il y a une saison de recherche d’emplois où tout le monde cherche en même temps. J’avais une offre de Sony, tout était pas mal réglé et puis, à la dernière minute, j’ai décidé de tenter ma chance pour les examens d’entrée en journalisme. Je n’avais aucun contact dans le milieu, j’ai réussi chaque étape, y compris les entrevues, et j’ai été choisi. C’est tellement rare qu’un étranger travaille au sein d’une rédaction japonaise qu’au début, les autres médias venaient m’interviewer.

Dans votre livre, vous racontez les façons de faire des journalistes qui couvrent les faits divers et les affaires policières au Japon. En gros, pour cultiver ses sources, un journaliste doit les couvrir de cadeaux. Est-ce la réalité ou vous avez exagéré ?

C’est la réalité. Au Japon, pour établir de bons contacts avec les policiers, les journalistes travaillent fort : ils mémorisent leur date d’anniversaire et celle des membres de leur famille, s’informent sur leurs goûts en matière de vin, de petites douceurs, etc. Ils les invitent à manger, à boire, vont les visiter à la maison après les heures de travail et n’arrivent jamais les mains vides. Ce sont des relations qu’il faut entretenir à l’année et pas seulement quand on veut obtenir une information.

Et sur le plan éthique, ça ne pose aucun problème ?

On n’a pas ce genre de questionnement au Japon. Vous savez, j’ai violé pas mal toutes les règles d’éthique en vigueur ici : j’ai couché avec des sources, j’ai graissé la patte d’informateurs, j’ai volé, j’ai fait du chantage. Je viens du Missouri, là où on trouve une des meilleures écoles de journalisme au pays. Quand le journal local a fait un article sur moi, il n’était pas super fier de mes méthodes de travail (rires). La règle de base en journalisme au Japon est la suivante : écris la vérité et protège tes sources. C’est ce que j’ai fait.

Une de vos enquêtes vous a conduit à exposer une horrible histoire de trafic humain. Comment est-ce arrivé ?

Je dirais que c’est d’abord grâce à la stupidité et à la négligence d’un policier qui, en téléchargeant de la porno, a téléchargé par erreur des informations secrètes concernant le trafic d’humains. Je suis tombé là-dessus et j’ai tiré le fil. Mes enquêtes m’ont placé sur le chemin d’un mafieux à qui j’ai causé des problèmes. Il m’a menacé à mots couverts à plusieurs reprises (la langue japonaise étant empreinte de subtilité, on peut menacer quelqu’un indirectement sans jamais prononcer son nom), mais comme je n’aime pas perdre, je suis resté au Japon et j’ai continué mon travail.

Vous et votre famille avez été placés sous protection du FBI à l’époque. Votre vie est-elle encore en danger aujourd’hui ?

Ma femme et mes enfants vivent désormais aux États-Unis, où ils sont davantage en sécurité. Mes enfants y sont super heureux, ils peuvent avoir des animaux, ils ont de l’espace, etc. Je passe les étés avec eux ainsi que les vacances de Noël. Et quand je me sens menacé au Japon, j’avise les autorités. Je fais aussi appel aux services d’un garde du corps de temps à autre.

Pourquoi avoir quitté le Yomiuri Shimbun en 2005 ?

Les heures de travail étaient complètement folles. Je travaillais plus de 80 heures par semaine. Et puis, une de mes collègues qui adorait son travail, mais qui a été reléguée au service des ressources humaines, s’est suicidée. Ça m’a refroidi. J’ai décidé de travailler à mon compte. [Il est aujourd’hui correspondant pour The Daily Beast et le LA Times.]

Vous sentez-vous japonais aujourd’hui ?

Je sens que je fais partie du Japon, oui. J’ai la double nationalité, j’ai investi mon avenir dans ce pays. Dans mon quartier, je suis considéré comme Japonais par mes voisins. Je ne suis pas différent d’un Japonais qui viendrait du nord ou du sud du pays. Ce n’est pas une mince réussite quand on sait que 98 % du pays est composé de Japonais.

Tokyo Vice

Jake Adelstein

Édition Marchialy

352 pages

Extrait

Tokyo Vice

« Les Japonais estiment qu’il existe un seul art de vivre, d’aimer, de procurer un orgasme, de s’astiquer le casque, d’enlever ses chaussures, de manier une batte de baseball, d’écrire un article sur un homicide, de mourir – et même de mettre fin à ses jours. Il y a une manière de faire – une manière parfaite – pour tout. Cette vénération pour la « manière » – l’idéogramme est le tao de la philosophie chinoise – fait partie intégrante de la société japonaise, une société qui adore les manuels, qui aime faire les choses d’après les livres, littéralement. »

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