Affaire SNC-Lavalin

La pression monte

Enquête de la GRC. Démission du greffier du Conseil privé. Débat d’urgence à la Chambre des communes. L’opposition a multiplié les demandes au lendemain du témoignage de Jody Wilson-Raybould, qui a continué de dominer les conversations à Ottawa. Compte rendu de la journée.

Allégations d’ingérence politique

Andrew Scheer demande à la GRC d'enquêter

Ottawa — Le boulet que traîne le gouvernement Trudeau depuis l’éclatement de l’affaire SNC-Lavalin il y a trois semaines ne cesse de s’alourdir alors que le chef du Parti conservateur Andrew Scheer a formellement demandé à la Gendarmerie royale du Canada (GRC) d’enquêter sur les allégations d’ingérence politique pour éviter un procès criminel à la firme québécoise.

Au même moment, les partis de l’opposition réclamaient à l’unisson le congédiement du greffier du Conseil privé, Michael Wernick – plus haut fonctionnaire de l’État canadien –, au lendemain du témoignage-choc de l’ancienne ministre de la Justice Jody Wilson-Raybould, qui avait soutenu mercredi que ce dernier avait proféré des « menaces à peine voilées » si elle ne négociait pas un accord de réparation avec SNC-Lavalin.

Son témoignage a dominé les conversations à Ottawa et à travers le pays hier, des leaders d’opinion allant jusqu’à affirmer dans les pages des quotidiens nationaux que les libéraux de Justin Trudeau n’avaient plus « l’autorité morale de gouverner » et devaient s’en remettre au verdict des Canadiens en déclenchant des élections immédiatement.

Le climat de tension était tel que les députés de l’opposition ont forcé la tenue d’un débat d’urgence de plusieurs heures hier soir à la Chambre des communes sur cette affaire.

« Ce que nous avons entendu jusqu’ici ébranle la confiance des Canadiens envers leur système de justice », a lancé le député du Nouveau Parti démocratique Murray Rankin durant le débat.

De passage à Saint-Hubert, le premier ministre Justin Trudeau a continué d’affirmer que ses proches collaborateurs et lui avaient agi de façon « professionnelle et appropriée », se disant toujours en « profond désaccord » avec les conclusions de son ancienne ministre qui a claqué la porte du Conseil des ministres le 12 février.

Ce matin, M. Trudeau doit se rendre à Rideau Hall afin de procéder à un changement « mineur » au Conseil des ministres pour remplacer Mme Jody Wilson-Raybould au ministère des Anciens Combattants, dirigé de façon intérimaire par le ministre de la Défense Harjit Sajjan, selon nos informations.

Durant son témoignage de plus de trois heures devant le comité de la justice, Mme Wilson-Raybould a déclaré avoir subi quatre mois de pressions « soutenues » et « indues », de septembre à décembre, afin qu’elle intervienne pour infirmer la décision de la directrice des poursuites pénales (DPP) d’écarter tout accord de réparation.

Mme Wilson-Raybould a témoigné que ces « pressions inappropriées » avaient été exercées par 11 personnes – de Justin Trudeau au ministre des Finances, Bill Morneau, en passant par le greffier du Conseil privé, Michael Wernick, et de proches collaborateurs du premier ministre tels que Gerald Butts, Katie Telford et Mathieu Bouchard.

BUTTS TÉMOIGNERA

M. Butts, qui a démissionné le 18 février en clamant son innocence, a d’ailleurs réclamé et obtenu hier le droit de livrer sa version des faits, faisant valoir que son témoignage serait « utile au comité de la justice dans ses travaux pour examiner cette question ».

Selon nos informations, l’ex-secrétaire principal et ami de longue date de Justin Trudeau pourrait être entendu dès mercredi prochain, même si les travaux de la Chambre des communes font relâche jusqu’au lundi 18 mars.

Le comité de la justice est même allé plus loin en réinvitant le greffier du Conseil privé Michael Wernick et la sous-ministre de la Justice, Nathalie Drouin, en raison des faits allégués par Jody Wilson-Raybould. Entre autres, le président du comité, le député libéral Anthony Housefather, a indiqué que des précisions s’imposaient au sujet des conversations tenues les 18 et 19 décembre sur l’affaire SNC-Lavalin.

« Nous croyons qu’il est important que M. Butts réponde au compte rendu de la réunion du 18 [décembre], fourni par Mme Jody Wilson-Raybould, en plus des autres allégations le concernant et concernant ses collègues du cabinet du premier ministre mentionnées dans le témoignage de Mme Wilson-Raybould », a écrit M. Housefather.

M. Wernick et Mme Drouin avaient comparu devant le comité une première fois le 21 février.

AVENIR INCERTAIN

Une autre question était sur toutes les lèvres hier : Jody Wilson-Raybould pourra-t-elle rester au sein du caucus libéral ? Le ministre des Transports, Marc Garneau, a été l’un de ceux qui ont exprimé leur malaise, indiquant que lui et ses collègues députés devraient « avoir cette réflexion » pour la suite.

Interrogé à ce propos, Justin Trudeau a lui aussi laissé planer le suspense sur l’avenir de son ancienne ministre en réaffirmant qu’il n’avait pas encore pris de décision. « Il y a de la grogne, c’est certain », a confié une source libérale à La Presse.

« Il faudra que les collègues puissent se parler parce que c’est une décision d’équipe. Le premier ministre, évidemment, a un rôle à jouer là-dedans, mais certainement que les collègues voudront s’exprimer là-dessus. »

— François-Philippe Champagne, ministre de l’Infrastructure et des Collectivités

Les troupes libérales se sont rangées derrière leur chef hier en reprenant son message, à savoir qu’il est important de défendre les emplois et l’avenir de SNC-Lavalin à Montréal.

ENQUÊTE POLICIÈRE ?

Après avoir réclamé la démission de Justin Trudeau mercredi soir, tout juste après le témoignage de Mme Wilson-Raybould, le chef du Parti conservateur Andrew Scheer a formellement porté plainte à la GRC pour que soit déclenchée une enquête policière.

« Le témoignage explosif de l’ancienne procureure générale Jody Wilson-Raybould a confirmé une campagne “constante et continue” en faveur d’une ingérence politique dans le pouvoir discrétionnaire de poursuivre », a écrit le chef conservateur dans sa lettre à la commissaire de la GRC, Brenda Lucki.

M. Scheer évoque deux articles du Code criminel, notamment l’article 423.1 (1), qui stipule qu’il est interdit « de commettre des actes avec l’intention de faire peur au procureur général », et l’article 139, qui interdit toute tentative de « faire obstruction au cours de la justice ou de le défaire ».

La GRC a confirmé à La Presse avoir reçu la lettre du chef conservateur et a indiqué « analyser les informations » soumises. Le corps policier n’entend pas commenter davantage cette démarche. Les libéraux ont répété qu’ils s’en remettaient aux travaux du comité de la justice et à l’enquête du commissaire à l’éthique Mario Dion pour tirer cette affaire au clair.

Une période des questions tumultueuse

« Le premier ministre ne peut tout simplement pas continuer à gouverner. Maintenant que les Canadiens savent ce qu’il a fait, il doit démissionner. Va-t-il le faire ? »

— Andrew Scheer, chef du Parti conservateur

« Il est maintenant établi que le bureau du premier ministre a exercé des pressions politiques répétées sur l’ancienne procureure générale. Au moins 11 personnes, dont le premier ministre, sont intervenues à au moins 20 reprises. Pourquoi faisaient-ils cela ? Pour des emplois ? Non. Pour l’économie ? Non. La réponse est dégoûtante. Ils le faisaient pour eux-mêmes. Ils le faisaient pour le Parti libéral du Canada. »

— Alexandre Boulerice, député du Nouveau Parti démocratique

« L’ex-procureure générale a réglé ses comptes avec le bureau du premier ministre, sous les applaudissements du NPD et des conservateurs. Il n’y avait pas grand monde qui semblait se préoccuper du véritable enjeu. […] Maintenant que les libéraux ont foutu un bordel dans le fiasco SNC-Lavalin, que compte faire le gouvernement, concrètement, pour sauver le siège social et l’emploi de milliers de Québécois ? »

— Gabriel Ste-Marie, député du Bloc québécois

« J’ai un conseil pour mes amis libéraux : ne contestez pas la vérité énoncée par l’ancienne ministre de la Justice. Ne tentez pas de miner sa crédibilité. Personne ne va vous croire si vous faites cela. Ce que les libéraux doivent faire, c’est dire la vérité, tenir une enquête publique et congédier le greffier du Conseil privé. »

— Elizabeth May, chef du Parti vert

« Regardons les faits. L’ancienne procureure générale du Canada a déclaré que le premier ministre lui avait dit que c’était à elle de prendre la décision. […] L’ancienne procureure générale a déclaré qu’il était approprié de parler de l’impact des emplois. À la fin, l’ancienne procureure générale a décidé de ne pas aller de l’avant. La loi a été suivie à chaque étape. »

— Bardish Chagger, leader du gouvernement à la Chambre des communes

Affaire SNC-Lavalin

Crise constitutionnelle ou crise politique ?

Au lendemain du témoignage-choc de l’ex-ministre Jody Wilson-Raybould, certains observateurs, au Canada anglais, ont qualifié la situation de « crise constitutionnelle ». Est-ce le cas ?

Comme on pouvait s’y attendre, les spécialistes en droit constitutionnel consultés par La Presse ne s’entendent pas. Invités à évaluer la gravité des récents événements sur une échelle de 1 à 10, ils ont fourni des réponses allant de 0 sur 10 à 8,5 sur 10…

Mais ce qui ressort de leurs propos, c’est que si les pressions du premier ministre Justin Trudeau et de son entourage rappellent un élément fondamental de notre système de gouvernement, la séparation du pouvoir politique et du pouvoir judiciaire, la crise qui en découle, elle, est bien davantage de nature politique.

« UN PEU GONFLÉE »

« C’est une crise politique un peu gonflée », affirme Karim Benyekhlef, professeur à la faculté de droit de l’Université de Montréal, qui accorde une note de 1 sur 10 à la gravité de la situation sur le plan constitutionnel. « Les discussions franches et déterminées entre un premier ministre et un ministre de la Justice, ça se fait. À moins de menaces et d’un ordre direct, elles font partie du jeu. Je ne suis pas une petite souris qui a entendu des conversations, mais le procureur général doit prendre en compte l’intérêt public quand il poursuit. »

IMAGE ENTACHÉE

Pour Benoît Pelletier, ex-ministre et professeur de droit à l’Université d’Ottawa, il ne s’agit pas non plus d’une « crise constitutionnelle ». « C’est une crise politique », nuance-t-il. Une crise « justifiée » qui pose des questions de nature éthique et qui soulève un doute dans l’esprit des gens quant aux motifs de rétrogradation de l’ancienne ministre fédérale de la Justice et de son départ. Tout comme Alain-Robert Nadeau, avocat et docteur en droit constitutionnel, M. Pelletier croit que cette crise entache l’image du premier ministre et de son gouvernement. « Le temps va passer, dit-il. Mais l’image de mauvais gestionnaire qu’a le gouvernement va être renforcée. Ce qui ne veut pas dire qu’elle est méritée. »

« PAS D’ILLÉGALITÉ »

Aux yeux de Benoît Pelletier, ancien ministre du gouvernement Charest, ce n’est pas une raison pour réclamer la démission de M. Trudeau. « Je ne vois pas d’illégalité dans ce dossier », dit-il. Encore moins une raison pour exiger des élections hâtives. « Non, non, non. On est tellement proche de la date des élections, en plus. » Sur 10, M. Pelletier accorde une note de 0 à cette crise sur le plan constitutionnel. Ce qui ne l’empêche pas de trouver que Justin Trudeau et ses conseillers ont été « excessifs », « trop insistants » et « maladroits » auprès de la ministre Wilson-Raybould. « Mais ç’a toujours été clair que c’était elle qui prenait la décision. On ne lui a pas dicté sa décision », insiste-t-il en parlant de l’ancienne ministre fédérale qui a témoigné mercredi.

INDÉPENDANCE JUDICIAIRE

Professeur de droit constitutionnel à l’Université Laval, Patrick Taillon estime quant à lui qu’il s’agit d’une grave crise constitutionnelle. Il lui attribue d’ailleurs la note de 8,5 sur 10. Selon lui, les affirmations de Mme Wilson-Raybould posent très clairement la question de l’indépendance judiciaire par rapport au pouvoir politique, à Ottawa. Cette crise est aussi révélatrice de la façon dont fonctionne le gouvernement au sein du Cabinet (les relations secrètes entre le premier ministre et ses ministres) et des tensions dans la fédération entre le Québec et le reste du Canada, sur fond de corruption. « À la fin, dit-il, il reste la perception qu’on est en train de prendre des libertés par rapport à des principes dans le fonctionnement de la justice pour sauver une entreprise québécoise corrompue. »

DÉMISSION ?

M. Taillon n’est pas le seul à trouver qu’il s’agit d’une grave crise constitutionnelle. Alain-Robert Nadeau, avocat et docteur en droit constitutionnel, est du même avis. « Il s’agit là de la crise constitutionnelle la plus grave et la plus préoccupante que le Canada ait connue depuis le rapatriement de la Constitution et l’enchâssement de la Charte canadienne des droits et libertés en l’absence de l’accord du Québec au début des années 80, ou de l’échec de l’accord du lac Meech », dit-il. « M. Trudeau pourrait aussi, ce qu’il ne fera vraisemblablement pas, reconnaître l’existence d’une crise constitutionnelle et remettre sa démission à la gouverneure générale du Canada », précise-t-il.

QUESTION POLITIQUE

Des quatre experts interrogés par La Presse, M. Nadeau est le seul à émettre une telle opinion. Patrick Taillon trouve que ce serait « un peu disproportionné ». Quant aux deux autres, ils rejettent carrément l’idée. « Il faut savoir raison garder, dit Karim Benyekhlef. Des élections auront lieu dans quelques mois et cette question pourra faire l’objet d’un débat politique, puisqu’il s’agit maintenant d’une question essentiellement politique. »

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