Recherche en santé

Les femmes, les grandes oubliées de la recherche ?

Le somnifère zolpidem a été commercialisé en 1992. Comme pour tous les autres médicaments sur le marché, la dose prescrite ne variait pas en fonction du sexe. Après tout, qu’on soit un homme ou une femme, les médicaments agissent de la même façon, n’est-ce pas ?

Il se trouve que non.

En 2014, pour la première fois dans l’histoire des médicaments, la Food and Drug Administration (FDA) aux États-Unis et Santé Canada ont recommandé de donner une dose différente d’un médicament aux femmes : elles devaient prendre une demi-dose de zolpidem, ont-ils statué. Pourquoi ? Parce que les femmes métabolisent différemment le zolpidem, que le taux de ce médicament dans leur sang était plus élevé que chez les hommes et que leurs facultés pouvaient être affaiblies le lendemain de la prise du médicament, ce qui les mettait à risque d’avoir un accident de voiture.

L’exemple de zolpidem traduit une problématique qui attire de plus en plus l’attention dans le domaine de la recherche en santé : la supposition – erronée, selon plusieurs – que les résultats de recherche obtenus auprès des hommes, de leurs cellules et des animaux mâles peuvent être extrapolés aux femmes.

TESTÉS… CHEZ LES HOMMES

La plupart des gens l’ignorent, mais pendant longtemps, les femmes ont été presque systématiquement exclues des études précliniques et des grandes études qui portaient sur l’efficacité des médicaments.

Est-ce à dire que les traitements actuels sont conçus pour des hommes ?

« On peut dire que les traitements étaient plus testés chez l’homme que chez la femme », répond Cara Tannenbaum, directrice scientifique de l’Institut de la santé des femmes et des hommes des Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC, l’organisme fédéral de financement de la recherche en santé).

« Il y a 50 ans, les chercheurs étaient surtout des hommes, souligne-t-elle. Et ils croyaient que les hormones sexuelles chez les animaux femelles interféreraient avec leur expérimentation. Ils trouvaient aussi moins compliqué d’utiliser des mâles seulement, parce que les femelles placées dans la même cage que les mâles pouvaient tomber enceintes. »

Lorsque les études sur les animaux sont terminées, un nouveau traitement doit faire l’objet d’essais cliniques sur des sujets humains. Encore là, note Cara Tannenbaum, les femmes étaient aussi souvent exclues, d’abord pour des raisons d’ordre éthique : on ne voulait pas nuire à la santé d’un enfant à naître si jamais les femmes tombaient enceintes. Les femmes – prises par leurs occupations domestiques – étaient aussi moins faciles à recruter, note Thais Coutinho, cardiologue à l’Institut de cardiologie de l’Université d’Ottawa.

« Des années 70 aux années 90, la plupart des études [en santé cardiovasculaire] ne se souciaient tout simplement pas d’inclure les femmes. »

— Thais Coutinho, cardiologue à l’Institut de cardiologie de l’Université d’Ottawa

La Dre Coutinho souligne que la situation a commencé à changer en 1993 seulement, après que les National Institutes of Health, aux États-Unis, ont voté une loi pour inclure les femmes et les minorités dans la recherche clinique financée par le fédéral.

Aux yeux de Robert-Paul Juster, chercheur sur le stress qui fait un postdoctorat à l’Université Columbia, il est tout simplement « inacceptable » d’exclure les femmes pour une question de variation hormonale. « C’est beaucoup mieux de prendre les hormones sexuelles et de les utiliser comme covariables dans nos analyses statistiques », dit-il.

EFFICACITÉ ET EFFETS SECONDAIRES

Les conséquences de cette « culture de recherche » qui favorisait les sujets mâles se font encore sentir aujourd’hui, selon Cara Tannenbaum. « On ne sait pas si les traitements qui sont produits sont aussi efficaces ou s’ils font plus de tort chez les femmes », résume-t-elle.

Cara Tannenbaum souligne qu’aux États-Unis, 8 des 10 médicaments retirés du marché entre 1997 et 2000 posaient des risques plus élevés pour les femmes. C’était le cas de l’antihistaminique Seldane, qui pouvait générer des battements cardiaques irréguliers et potentiellement fatals. 

« On a commencé à étudier ces médicaments chez des rats mâles et on n’a jamais étudié ces médicaments chez les femmes ; et voilà, ce sont les femmes qui en souffrent. »

— Cara Tannenbaum, de l’Institut sur la santé des femmes et des hommes

Selon le Bureau pour la santé des femmes de la FDA, les femmes courent un risque près de deux fois plus élevé de développer des effets indésirables liés aux médicaments.

C’EST MIEUX, MAIS…

Les mentalités ont évolué depuis les années 80 et 90. Cara Tannenbaum, Robert-Paul Juster et Thais Coutinho constatent tous un mouvement vers un meilleur équilibre entre les sexes dans la recherche.

Sonia Lupien, directrice du Centre d’études sur le stress humain de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal, le constate elle aussi. « Aujourd’hui, quelqu’un qui aurait juste pris des hommes… J’ai justement révisé un article récemment, et le gars s’est fait planter. Retourne faire tes devoirs. Ça ne marche plus. »

Aux États-Unis, depuis janvier 2016, les chercheurs qui font une demande de financement auprès du gouvernement fédéral américain sont tenus d’expliquer comment ils prévoient considérer le rôle du sexe dans leurs études, tant sur les animaux que sur les humains. Il faudra de sérieuses justifications pour utiliser uniquement un sexe.

« Mais, au Canada, il n’existe aucun règlement pour cela. »

— Cara Tannenbaum, de l’Institut sur la santé des femmes et des hommes

« On encourage fortement les personnes, on a des cours en ligne, et comme directrice scientifique de l’Institut de la santé des femmes et des hommes, je parle à beaucoup de chercheurs et je leur montre pourquoi c’est nécessaire sur le plan scientifique, dit Cara Tannenbaum. Mais, en ce moment, dans les Instituts de recherche en santé du Canada, il y a à peine 50 % des chercheurs dans les sciences biomédicales [études sur les cellules et les animaux] qui disent qu’ils prennent en compte le sexe dans leur expérimentation. » Le portrait est plus reluisant en recherche clinique (sur des humains) : entre 60 et 80 % des chercheurs tiennent compte du sexe.

Et tenir compte du sexe, rappelle Cara Tannenbaum, ce n’est pas uniquement inclure les animaux femelles et les femmes dans les recherches : encore faut-il réaliser des analyses pour déterminer si les effets sont différents entre les sexes et en rendre compte dans les résultats. « Et c’est ça qu’on ne retrouve pas dans les publications », se désole-t-elle.

Quand la santé des femmes sera mieux comprise, les hommes aussi en sortiront gagnants, tient à souligner Robert-Paul Juster. « Si la moitié de la population est mal comprise en termes de sciences, en termes de médecine, il est clair que l’amélioration des connaissances va bénéficier à toute la société », conclut-il.

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