Opinion

J’aurais pu me faire canceller

Entre 2014 et 2017, j’ai vulgarisé la culture du viol aux hommes. J’ai parlé amplement de condition féminine, d’appropriation culturelle, de racisme systémique, d’islamophobie et de transphobie. C’était généralement bien reçu. Il m’arrivait de dire les choses maladroitement, mais je m’excusais et je tâchais de m’améliorer la fois d’après. Au bout d’un moment, on m’a rappelé que le rôle de l’allié n’était pas de se placer en permanence devant la caméra. Ce avec quoi j’étais entièrement en accord. J’ai reconnu qu’il ne me revenait pas d’accaparer ces enjeux et je me suis engagé à m’en tenir à ce que je connaissais. On ne m’a pas cancellé.

En 2017, j’ai adressé une lettre ouverte à un certain type de militant étant à l’origine d’un climat toxique qui rendait alors impossible tout dialogue. Notons ici que nous étions dans une période assez turbulente de la Cancel Culture. Une telle initiative de ma part se voulait téméraire. J’aurais vraiment pu me faire canceller cette fois-là, mais ma lettre fut au contraire accueillie favorablement. J’ai même poussé ma luck jusqu’à aller la lire au théâtre, devant une salle comble, dans le cadre d’une soirée qui avait pour titre Safe Space. Je partageais le micro avec des artistes et militants issus de groupes marginalisés. Encore une fois, j’aurais pu me faire « annuler », mais je suis sorti de scène sous les applaudissements.

Ce qu’on appelle aujourd’hui la Cancel Culture m’a permis de me mettre au défi, d’accroître ma sensibilité, de mettre mon orgueil de côté et de devenir une meilleure version de moi-même.

Mon expérience, bien que ça ne soit que mon expérience personnelle, ne concorde pas tout à fait avec ce qu’on entend ces jours-ci dans le débat actuel sur la mouvance woke. Comme je disais plus haut, l’année 2017 marque à mon avis le pic de la période de turbulence en ce qui a trait à la Cancel culture. Ça jouait dur, pas mal plus qu’aujourd’hui. Comme pouvoir se mobiliser spontanément et parvenir à faire entendre sa colère via les médias sociaux était jusque-là un phénomène relativement récent, il était absolument normal et prévisible de voir apparaître quelques dérapages ici et là.

Et ça, aucun woke, aucun social justice warrior, aucune féministe ne l’a nié. Au contraire, étant les premières victimes de ces dérives occasionnelles, ils ont identifié le problème bien avant que l’on puisse aller crier sur toutes les tribunes qu’on ne peut plus rien dire. Pourtant, à lire certains défenseurs de la liberté universitaire, c’est comme si les militants progressistes étaient incapables de remise en question et de discernement.

Je suis agacé de voir certains chroniqueurs dénoncer ce qu’ils considèrent être les dérives de la culture de l’annulation comme s’ils étaient les premiers à mettre le doigt sur le bobo.

On les accueille pratiquement en héros sur les plateaux de télé parce qu’apparemment ils « osent dire » ce que personne n’oserait dire.

Mais le discours du moment ne fait jamais mention de celles et ceux qui ont failli laisser leur peau dans une lutte acharnée pour assainir le climat dans les safe spaces. Plusieurs ont même dû mener un double combat : celui à l’interne pour s’affranchir de l’ambiance hostile dans un environnement qui devait à la base leur servir d’espace sécurisé, l’autre pour se délivrer de la violence de leurs oppresseurs. On ne parle pas non plus de tout le courage qu’il leur a fallu pour dénoncer et désarmer ces quelques figures de proue aux comportements abusifs qui avaient de l’emprise sur un tas de personnes vulnérables dans ces cercles fermés.

Vous avez besoin d’un exemple récent ? Au cours de l’été 2020, la vague de dénonciations n’a épargné personne. Pas même les féministes. Elle a brutalement montré la porte à des figures du militantisme qui étaient à l’origine d’un climat gangrenant sur l’internet. Je me souviens avoir entendu alors des chroniqueurs affirmer d’un ton amusé que les militantes se mangeaient entre elles. Vraiment ? Pourtant, elles s’employaient à faire très exactement ce qu’on leur reproche de ne pas être en mesure de faire : empêcher que les personnalités narcissiques au sein des cercles militants causent encore plus de tort.

Personnellement, je trouve la mouvance woke nettement plus efficace pour faire le ménage que toutes les autres sphères où on a laissé sévir impunément les abuseurs pendant plusieurs décennies. Vous ne trouvez pas ?

Certains journalistes qu’on affuble péjorativement de l’étiquette woke ont même produit des reportages qui faisaient la lumière sur la radicalisation des social justice warriors et l’atmosphère nocive qui régnait dans les safe spaces il y a quelques années de ça. Encore là, les chroniqueurs que je lis ne semblent pas faire la distinction entre une journaliste et militante antiraciste, par exemple, et un jeune cégepien belliqueux de famille blanche et aisée qui se découvre une fibre militante au terme de sa lecture du manifeste de Marx. Comme si les militants wokes étaient en fait un bloc monolithique avec une seule et même ambition : boire du sang.

On ne note jamais les améliorations, nombreux examens de conscience et changements de paradigme qui s’opèrent à même ces groupes.

Pour que la redoutable menace woke puisse exister telle qu’on nous la présente depuis quelques mois, c’est comme s’il fallait écarter d’emblée ces éléments pourtant cruciaux. Autrement, la situation paraîtrait clairement moins alarmante qu’on cherche à nous le vendre.

Je ne dis pas qu’il est interdit de pointer des problèmes lorsqu’on en décèle. Seulement, je crois que tout le monde gagnerait à ce qu’on se livre à l’exercice de façon plus honnête, avec une meilleure écoute et davantage de bonne foi. Le cas de Monsieur Patate devenu non-binaire au courant de la semaine dernière est un exemple probant de cette mauvaise foi ambiante : on s’est empressé d’imputer ces changements marketing aux « sanguinaires » wokes qui n’avaient pourtant rien à voir avec ça. Idem pour l’affaire du retrait de la liste de suggestions littéraires de François Legault par l’Association des libraires du Québec en novembre dernier. Cette décision fut critiquée quasi à l’unanimité alors qu’on s’acharnait, une fois de plus à tort, à faire porter le blâme aux méchants guerriers de la justice sociale.

Le débat en cours ne reconnaît pas les efforts incessants des militants à assainir l’espace de discussion. Au contraire, il diabolise. En l’absence de cette reconnaissance, les chroniqueurs qui se portent en sauveurs de la liberté de l’enseignement s’approprient tout le mérite. Un mérite qui ne leur revient pas vraiment puisqu’ils se contentent d’observer au loin depuis les buissons avec une paire de jumelles à la main et lorsque la menace semble s’être estompée, ils en ressurgissent frénétiquement et scandent : « Je vous l’avais dit ! »

Les commentateurs ne se salissent pas les mains. Ils commentent. Ce sont les militants qui se tapent le plus gros de la job en amont et certains l’ont fait au péril de leur santé mentale et de leur réputation. Et de manière bénévole, bien entendu. Lorsqu’on n’intègre pas ces faits et ces petites victoires à la discussion, on invisibilise le combat souvent silencieux des personnes marginalisées à améliorer les lieux d’échanges et on participe du même coup à leur stigmatisation. Ce qui, en mon sens, est ingrat, insensible et pernicieux.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.