Chronique

Le grand bond

en arrière de Skippy

S’il y a un domaine dans les affaires d’un État démocratique qui devrait être exempt de toute intervention partisane ou de manœuvre politique, c’est bien le régime électoral et, plus précisément, l’exercice du droit de vote par les citoyens.

Au lieu de cela, le gouvernement Harper nous offre depuis quelques mois un sommet de mauvaise foi et d’arrogance avec son projet de loi C-23 visant à réformer la Loi électorale du Canada.

En gros, cette loi, si elle est adoptée dans sa forme actuelle, limitera l’accès aux urnes pour certaines catégories d’électeurs ; réduira les pouvoirs d’Élections Canada et du commissaire aux élections ; annulera les campagnes de sensibilisation et d’éducation d’Élections Canada ; favorisera financièrement les partis ayant une base militante bien établie (eh oui, le Parti conservateur au premier chef !) ; exemptera les partis politiques des obligations légales de protection des renseignements personnels. (Cela est un résumé de C-23, vous pouvez suivre l’étude détaillée des articles controversés sur le site d’Élections Canada.)

Les partis de l'opposition se rebiffent, bien sûr, de même qu’Élections Canada, mais ils ne sont pas les seuls. Même les sénateurs conservateurs jugent que ce projet de loi va trop loin !

Cette idée, notamment, de limiter les activités pédagogiques et de sensibilisation d’Élections Canada est absurde et contreproductive dans une démocratie qui peine à maintenir un taux de participation raisonnable aux élections.

Comme c’est devenu la coutume avec le gouvernement Harper, les organismes chiens de garde qui se lèvent pour dénoncer le projet de loi sont ignorés ou, pire encore, rabroués sans ménagement, voire accusés personnellement de façon vicieuse. Le ministre d’État à la Réforme démocratique, Pierre Poilievre, a notamment remis en question l’intégrité du président d’Élections Canada, Marc Mayrand, et de l’ex-vérificatrice générale, Sheila Fraser, qui a pondu un rapport à la demande de ce dernier.

Reconnu et respecté dans le monde entier, Élections Canada est traité comme le dernier des domestiques par son propre gouvernement !

On reconnaît bien là, malheureusement, le mépris du gouvernement Harper pour les institutions démocratiques, en particulier celles qui jouent le rôle de chien de garde à Ottawa. Élections Canada, commissaire à l’information, commissaire à la protection de la vie privée, vérificateur général, ils ont tous eu maille à partir avec les conservateurs depuis 2006.

Plusieurs autres sont passés dans
le collimateur-Harper : Statistique Canada (le statisticien en chef, Munir Sheikh,
a démissionné en 2010 à la suite de la décision
du gouvernement d’éliminer le formulaire long
de recensement) ; le directeur parlementaire du budget (l’ex-directeur, Kevin Page, a dû se battre pendant des mois contre le gouvernement pour obtenir les chiffres que lui refusaient certains ministères) ; le commissaire à l’environnement, qui a critiqué sévèrement le gouvernement Harper pour son retrait du protocole de Kyoto ; les scientifiques du gouvernement fédéral, qui dénoncent les compressions et la loi du silence.

Voilà quelques exemples, auxquels il faut ajouter… Élections Canada, maintes fois attaqué par le gouvernement Harper et par le Parti conservateur, qui a été visé par des enquêtes sur de possibles infractions aux lois électorales.

On pourrait aussi ajouter les tribunaux, dont
la Cour suprême, qui ont toujours suscité l’animosité et parfois même le mépris des conservateurs. La nomination bâclée du juge Nadon à la Cour suprême – nomination refusée par la Cour suprême – n’est qu’un autre exemple de l’arrogance des conservateurs devant les organismes fédéraux.

M. Harper ne s’en est jamais caché : il n’aime pas ces organismes de surveillance et ces cours, des créatures trop puissantes, trop tatillonnes, trop libérales aussi, qui contreviennent à sa vision de l’État. Ces organismes le ralentissent ou le bloquent ? C’est simple, il passe par-dessus ! En un sens, il applique la même méthode aux médias, ces fâcheux qui osent poser des questions.

Dans le cas de C-23, il s’agit davantage de la dernière étape d’un plan politique longuement préparé que d’une réforme souhaitable et nécessaire.

Il y a dix ans, lorsqu’il est devenu chef du nouveau Parti conservateur, Stephen Harper avait trois buts : unir la droite en un parti solide et crédible (c’est fait), prendre le pouvoir avec un gouvernement majoritaire (c’est fait), affaiblir les libéraux politiquement et financièrement afin de les priver de leur statut de « parti naturel au pouvoir » (inachevé).

La nomination de Pierre Poilievre au poste de ministre d’État à la Réforme démocratique, en juillet dernier, en avait fait sourciller plus d’un à Ottawa. Le plus partisan des députés aux Communes, toujours prêt à bondir pour attaquer les partis de l'opposition sur n’importe quoi (ce qui lui a valu le surnom de Skippy de la part de ses propres collègues), un parlementaire reconnu pour ses réponses totalement absurdes ou mesquines nommé responsable d’un exercice aussi délicat ? La nomination de M. Poilievre, en soi, annonçait d’inévitables accrochages.

Le gouvernement Harper devra peut-être reculer et adoucir son projet de loi, mais encore une fois, les organismes visés en sortiront ébranlés et affaiblis.

Stephen Harper est un homme patient et méthodique, il érode le pouvoir des organismes qu’il exècre avec la régularité des vagues sur les berges.

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