Témoignage

À la recherche du bonheur perdu

Je suis résidente en médecine. Une profession souvent considérée comme très glamour vue de l’extérieur. Ça marche à tout coup sur les sites de rencontre. Ce qui devrait être dit, par contre : je suis résidente en médecine et mon bonheur s’est égaré il y a plusieurs années.

Je me souviens exactement du moment où mon sourire a disparu pour la première fois. C’était pendant un stage en chirurgie.

Un de nos patients est mort à la suite d’une erreur médicale. Ce n’était pas l’erreur d’un individu, mais d’un système qui a failli. Dans toute ma vulnérabilité et ma naïveté, l’impression profonde d’avoir moi-même tué le patient m’habitait. 

Pour la première fois, le système que je croyais infaillible me laissait tomber. Pendant plusieurs semaines, je me suis refermée sur moi-même, revoyant le visage de mon patient, entendant les cris de ses enfants et repassant en boucle ce qui aurait pu être fait différemment.

À l’époque, le milieu universitaire faisait partie de mon quotidien depuis plus de huit ans. Je me sentais invincible. J’étais sociable, intelligente… Que peut-il bien m’arriver ? La dépression n’arrivait qu’aux autres. Pour moi, ce fut sournois. Il y avait toujours des excuses : la fatigue s’expliquait par des heures de travail de fou. La perte de poids, par le manque de temps pour manger. Des pleurs… c’est ce que les filles font, non ? Toutes les excuses étaient bonnes. Ça a duré plusieurs mois.

Je me suis réveillée un matin, sans avertissement, en réalisant que j’avais perdu mon bonheur.

Rien n’avait changé ce matin-là. Ou même ce mois-là. La seule différence est que je me suis demandé comment j’allais. J’ai pris le temps de me poser une question qui paraît simple. Ce qui n’avait pas été fait depuis… toujours. 

Tous les jours, je passe des heures à poser des questions à mes patients, connaissant les moindres détails de leur vie. Comment ai-je fait pour oublier de me poser cette simple question : suis-je heureuse ? La réponse était évidente, non pas moins difficile à accepter.

Ce matin-là, réalisant enfin que je n’allais pas bien, je me suis levée et je suis allée travailler. C’est ce que les médecins font. Comment peut-on justifier nos absences ? Comment justifier d’annuler un rendez-vous ou encore une intervention chirurgicale planifiée depuis plusieurs mois ? Nos patients ont besoin de nous… Ce matin-là, mon masque au visage, je suis allée travailler. Toute cette tristesse était pourtant bien présente et de plus en plus difficile à contenir.

En revenant à la maison, par contre, tout s’est écroulé. J’ai annoncé à mon mari que je le quittais. Cette journée restera gravée dans ma mémoire longtemps par mon absence d’émotion. Cette décision était une évidence. Je laissais mon meilleur ami, mon amoureux, mon amant… et ce, sans émotion. Je ne le quittais pas pour un autre. Je ne le quittais pas pour mon travail. Je le quittais pour moi, pour me retrouver.

Mon bonheur devait être retrouvé à tout prix. À ce moment précis de ma vie, rien d’autre n’importait.

Cela fait maintenant plusieurs mois que je consulte un psychologue. Ce ne fut pas toujours facile. Le pire a été de réaliser que je ne savais pas qui j’étais. Je n’étais pas capable de me définir. Je ne savais plus ce après quoi je courais jour après jour…

Une parenthèse sur la dépression. Souvent, elle est diagnostiquée lorsqu’il y a une perte de fonctionnalité. Une personne n’est plus capable de travailler, plus capable de prendre soin de sa personne, néglige sa famille… Dans mon cas, j’ai été capable de continuer pendant des mois sans que mes performances en soient touchées. J’ai reçu ma meilleure évaluation à vie au plus creux de ma dépression… un mystère encore aujourd’hui.

Quand tu es toujours à 120 % impliquée et à l’écoute de tes patients, donner 90 % n’est pas si mal. De plus, il est facile de se cacher dans les problèmes des autres. Mon autre hypothèse est que se donner à 120 % pour nos patients n’est sûrement pas mieux qu’un « simple » 100 %, et que peut-être le seul risque est de négliger notre propre bien-être…

Je veux aussi parler de cette nouvelle dichotomie qui s’est installée en médecine. Mon père étant chirurgien, certains aspects de la médecine me sont familiers depuis plusieurs années. Les médecins de la génération de mon père ont tout sacrifié pour leur profession : passions, amis, et certains d’entre eux jusqu’à leur famille… Ils travaillaient jour et nuit. Je ne peux qu’être impressionnée par ce qu’ils ont accompli et leur lever mon chapeau. 

Une nouvelle génération de médecins est par contre en train de faire sa place dans le milieu hospitalier. Une génération que mon père appelle « me, myself and I ». Une génération de médecins qui essaient tant bien que mal d’équilibrer leur vie entre les hôpitaux et l’extérieur. Je comprends les médecins tels que mon père d’être irrités par cette nouvelle façon de penser : « J’ai travaillé fort toute ma vie, c’est maintenant leur tour. » Je suis prise du côté de cette nouvelle génération.

J’ai récemment décidé de prendre une semaine de congé de maladie. De toute cette période sombre, je n’avais pris qu’une demi-journée de congé. Ma santé s’améliorait et une balance s’installait finalement dans ma vie. Cependant, j’étais en stage dans un milieu qu’on pourrait décrire comme difficile. Je me sentais comme une funambule qui marchait sur un fil et de chaque côté était la rechute vers mon malheur. Oui, j’ai décidé de prendre une semaine de maladie avant que la fine balance que j’avais trouvée dans ma vie ne disparaisse.

C’est à ce moment que cette dichotomie m’a frappée.

En prenant cette décision d’arrêter, je me sentais enfin assez forte pour m’écouter. Je trouvais même ma décision brave.

Mais de l’autre côté, j’aurais pu « tougher ». J’aurais dû. Mes collègues l’ont fait et ont survécu. Mon père l’a fait et est l’un des meilleurs médecins que je connaisse. Mais une question restait : quel est le prix du bonheur ?

Je cherche mon bonheur depuis plusieurs mois, y travaillant sans arrêt. J’ai eu des rechutes et je me suis perdue plusieurs fois. J’ai perdu des amis. J’ai perdu l’estime de certains de mes collègues… Aujourd’hui, je recommence à pouvoir me définir.

Oui, je suis de la génération du « me, myself and I ». J’ai accepté le fait que si je ne prenais pas soin de moi, personne n’allait le faire à ma place. Tout le monde devrait être à la quête de son bonheur. En faire sa priorité. Cela ne veut pas dire être égoïste, négliger les autres, abandonner sans essayer… Pour moi, ça commence par prendre le temps de s’arrêter. De se poser cette fameuse question que j’avais pendant plusieurs années repoussée : suis-je heureuse ?

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