La Presse à Mont-Mégantic  Science

Une nuit avec des chasseurs d’étoiles

Surveiller le passage d’exoplanètes devant leur astre. Scruter les variations de luminosité d’étoiles appelées naines blanches. Mais aussi pester contre la météo, enfiler les cafés pour rester éveillé et jaser du destin de notre Univers. Nous avons passé une nuit à l’Observatoire du Mont-Mégantic avec des chasseurs d’étoiles. Compte rendu.

Un dossier de Philippe Mercure et d’Alain Roberge

En attendant les étoiles

Il est 22 h, par une froide nuit de novembre. Julien Huot, assistant de nuit à l’Observatoire du Mont-Mégantic, enfile à contrecœur son manteau d’hiver et son chapeau et quitte la petite salle de contrôle chauffée pour s’aventurer sur la passerelle extérieure de l’observatoire.

Un vent cinglant lui fouette aussitôt le visage. Ici, à 1111 m d’altitude, le thermomètre indique -20 °C. Julien Huot braque une lampe de poche vers le ciel. Le faisceau frappe le brouillard.

« C’est complètement bouché. On est dans les nuages », constate-t-il. La situation est étrange : les données météorologiques indiquent pourtant que le ciel devrait être dégagé. Dans les circonstances, ouvrir la fenêtre du dôme pour dégager le télescope serait de la folie. Non seulement il n’y a aucun espoir de voir le ciel, mais le brouillard ne manquerait pas de former du givre sur les miroirs du télescope, ce qui provoquerait un cauchemar pour les astronomes.

Julien Huot rentre dans l’observatoire pour rejoindre Sylvie Beaulieu, astronome de soutien. Vêtue d’un coton ouaté aux couleurs de la NASA, celle-ci consulte ce qu’elle appelle son « plan de nuit ». La première cible d’observation qui y figurait est maintenant trop basse dans le ciel pour être observée. La déception est grande : il s’agissait de TRAPPIST-1, un système planétaire mythique découvert en 2015. TRAPPIST-1 est formé d’une étoile autour de laquelle gravitent au moins sept planètes, dont au moins trois sont situées dans la zone « habitable » susceptible d’abriter la vie.

« C’est dommage, mais on pourra se reprendre. On observe TRAPPIST-1 de quatre à cinq fois par mois », explique Sylvie Beaulieu.

Précieux temps d’observation

En tant qu’astronome de soutien, Mme Beaulieu joue ici le rôle de chef d’orchestre. C’est elle qui reçoit les demandes d’observation des astronomes, les classe par priorité et établit l’horaire d’observation – un casse-tête logistique, compte tenu des nombreuses demandes et du fait que la météo ne permet généralement d’observer qu’une nuit sur trois.

« Les choix peuvent être difficiles, mais je suis très démocratique. Et comme nous sommes axés sur l’éducation, on s’assure de donner du temps aux étudiants pour qu’ils puissent compléter leurs mémoires et leurs thèses. Je suis habituellement capable d’accommoder tout le monde. »

— Sylvie Beaulieu, astronome de soutien

Lors d’une nuit d’observation, Sylvie Beaulieu modifie aussi constamment son plan de match en fonction de la météo afin de tirer le maximum d’informations du ciel. « Si je vois que la météo n’est pas stable, je ne me lancerai pas sur une cible qui nécessite quatre heures d’observation au risque de la rater. Je vais privilégier des observations plus courtes », illustre-t-elle.

Attente et café

Il est maintenant 23 h et l’observatoire est encore en plein brouillard, ce qui ajoute au sentiment d’être isolé du monde. C’est Bernard, le gardien, qui nous a conduits ici à bord d’une camionnette sur une route fermée au public serpentant dans le parc national du Mont-Mégantic. Les deux seuls autres êtres humains à des kilomètres à la ronde sont le gardien en question et la cuisinière, qui dorment sans doute à l’heure qu’il est dans la petite résidence située à proximité de l’observatoire.

En temps normal, Sylvie Beaulieu en profiterait pour rédiger des guides d’utilisation du télescope et des nombreux instruments pouvant s’y greffer et qu’elle connaît comme le fond de sa poche. Mais en notre présence, l’astronome et l’assistant se laissent aller à la jasette. Ce dernier raconte qu’il se trouve parfois seul aux commandes du télescope, et que l’astronome de soutien est alors disponible par téléphone pour les questions.

« Travailler seul ici, c’est comme vivre perpétuellement dans les 30 premières minutes d’un film d’horreur, dit M. Huot à la blague. Il y a des bruits bizarres, des traces étranges dans la neige, souvent des pannes d’électricité… »

Pour rester éveillés, les deux acolytes carburent au café. Et ces passionnés d’espace ne sont jamais à court de conversation. Ils nous emmènent au sous-sol de l’observatoire pour nous montrer de quelle façon le télescope est fixé dans le roc, de façon complètement indépendante du bâtiment, afin de minimiser les vibrations.

Ils parlent du jour, peut-être pas si lointain, où l’on pourra détecter des traces de vie sur une autre planète. Du fait que la Lune, par des effets de marées complexes, s’éloigne de la Terre de quelques centimètres par année. Ils évoquent même le destin de notre Univers – il semble maintenant que l’expansion de celui-ci est de plus en plus rapide et que les galaxies finiront un jour par « s’éteindre ».

Entre ces sujets hautement scientifiques se glissent les aléas de la gestion d’un observatoire en pleine nature – les souris qui grignotent les biscuits, les hirondelles qui veulent faire leur nid dans le dôme, la foudre qu’il faut déjouer quand on travaille dans une boîte de métal perchée au sommet d’une montagne.

À intervalles réguliers, Julien Huot sort vérifier l’état du ciel. À 12 h 25, il croit noter une amélioration. À 1 h 05, ce que tout le monde attendait depuis le début de la soirée se dévoile dans toute sa splendeur : un ciel spectaculaire comme il est impossible d’en voir en ville, protégé de la pollution lumineuse par le statut de « réserve internationale de ciel étoilé » du mont Mégantic.

« On se donne un 15 minutes de sécurité, puis on commence », déclare Julien Huot. Sylvie Beaulieu a déjà choisi sa cible : une naine blanche surnommée OV38, du nom de l’étudiant Olivier Vincent qui l’étudie.

Place à l’action

À 1 h 20, un bruit mécanique signale que le dôme pivote pour s’orienter vers la cible. Une fente s’y ouvre, dégageant le télescope et libérant un nuage d’air chaud qui monte vers le ciel. Plus haut, la Voie lactée brille de tous ses feux. On est soudain habité du sentiment d’être minuscule dans un Univers infini.

Dans la salle de contrôle, Sylvie Beaulieu et Julien Huot lancent des routines informatiques qui, en modifiant la distance entre le miroir primaire et le miroir secondaire, sont censées mettre le télescope au foyer. « C’est laid en maudit, ça », grimace toutefois Julien Huot. Les manœuvres sont difficiles : la météo a forcé les astronomes à garder le dôme fermé trop longtemps, si bien que le miroir principal est de 9 °C plus chaud que l’air extérieur. Cela crée de la turbulence qui brouille les images.

À 2 h, les experts concluent qu’ils ne peuvent faire mieux. Ils décident de démarrer les observations pour une heure, puis de refaire le foyer ensuite. L’acquisition des données démarre. La lumière émise par la naine blanche est enregistrée sur support informatique.

À partir de ce moment, aucune lumière extérieure ne doit parvenir dans le télescope afin de ne pas interférer avec les précieux signaux émis par l’étoile. Le seul endroit où la lumière est tolérée est la salle de contrôle remplie d’ordinateurs, bien isolée du télescope. Dans ce contexte, le simple fait d’aller aux toilettes exige tout un protocole. En quittant la salle de contrôle, il faut refermer soigneusement la porte pour se retrouver dans un corridor plongé dans le noir. On trouve la salle de bains à tâtons et on y entre. Et c’est seulement avoir bien refermé la porte derrière soi qu’on peut allumer l’interrupteur.

À 3 h 05 du matin, l’observation d’OV38 est terminée. Sylvie Beaulieu et Julien Huot tentent de refaire le foyer, avec des résultats un peu moins mauvais. Le télescope est braqué sur une autre naine blanche qui porte le nom de code OV40.

Le ciel est splendide et les deux comparses en profitent. « On prend tout ce que le ciel nous donne », dit Julien Huot. Les observations se poursuivront jusqu’aux premières lueurs de l’aube, vers 6 h 30. Épuisés, Sylvie Beaulieu et Julien Huot emprunteront ensuite le sentier enneigé qui relie l’observatoire à la résidence. Puis, à l’heure où la plupart des gens se lèvent, ils se laisseront choir dans un lit pour un repos bien mérité.

La nuit en détail

Les chasseurs

Sylvie Beaulieu

À 59 ans, Sylvie Beaulieu a étudié et pratiqué l’astronomie tant en Angleterre qu’en Australie, en passant par l’Ouest canadien et l’Ontario. Elle a même travaillé trois ans à Baltimore, aux États-Unis, sur le légendaire télescope spatial Hubble.

« Ce qui me passionne dans mon métier est la diversité des projets accessibles, confie-t-elle. Nous avons la possibilité de travailler dans plusieurs pays, dans différents observatoires. Il s’agit juste d’être ouvert à l’idée de partir à l’aventure. J’ai travaillé dans des endroits où on pouvait entendre plusieurs langues parlées juste en se rendant à la fontaine ! C’est fascinant et déroutant en même temps. »

Cet oiseau de nuit ne changerait de métier pour rien au monde.

« Il y a quelque chose de mystérieux lorsque nous observons la nuit : il y a l’absence de bruit à l’extérieur l’hiver, mais aussi une certaine animation durant les nuits d’été, raconte-t-elle. Il y a aussi la beauté du ciel, surtout la Voie lactée. À la tombée de la nuit, il y a les couchers de soleil. Au lever du jour, la lumière rose qui se réfléchit sur les arbres enneigés l’hiver est quelque chose de parfois surréel. Il y a aussi les levers de lune qui me fascinent encore et toujours. »

Julien Huot

Le télescope de l’Observatoire du Mont-Mégantic, Julien Huot le connaît dans ses moindres boulons. Chaque nuit d’observation, l’assistant arrive une heure avant le coucher du soleil pour préparer l’appareil. Ce colosse de 31 ans, diplômé en physique et en génie informatique, n’a pas son pareil pour raconter des histoires dans lesquelles il mélange allègrement le vrai et le faux, quitte à tout démêler plus tard. Simplement pour faire parler les curieux, il a fait installer un écriteau sur lequel on peut lire « Réservé au personnel militaire » sur la porte de l’une des salles de l’observatoire.

« J’aime beaucoup les contrastes du travail à l’observatoire, dit-il. L’hiver, les nuits sont longues et froides et on peut passer plusieurs jours seul sur la montagne. Par contre, l’été, c’est un milieu hyperactif et l’observatoire devient alors un pôle d’attraction pour les passionnés et curieux d’astronomie. C’est un parfait mélange entre la vie de gardien de phare et de scientifique, dans l’environnement contemplatif de nos parcs nationaux. »

L’arme

Avec son miroir faisant 1,6 m de diamètre, le télescope de l’Observatoire du Mont-Mégantic est le plus grand de l’est de l’Amérique du Nord. Il reste toutefois modeste si on le compare aux grands observatoires mondiaux, dont certains ont des miroirs qui dépassent les 10 m de diamètre. « Le grand avantage est qu’il s’agit d’un banc d’essai extraordinaire pour tester des instruments expérimentaux », dit Sylvie Beaulieu. Au fil des ans, un grand nombre de caméras, spectrographes et détecteurs développés dans les universités québécoises ont ainsi été testés ici. Plusieurs se retrouvent aujourd’hui ou sont en voie d’être installés sur les plus grands télescopes du monde, dont le télescope Canada-France-Hawaii ou celui de La Silla, au Chili. Un instrument appelé NIRISS sera même embarqué à bord du futur télescope spatial James Webb (dont le lancement, plusieurs fois retardé, est maintenant prévu pour mars 2021).

Les cibles

TRAPPIST-1

Depuis sa découverte par un chercheur belge, le système planétaire TRAPPIST-1 suscite un engouement auquel le Québec n’échappe pas. À l’Université de Montréal, l’Institut de recherche sur les exoplanètes est l’un des groupes les plus actifs au monde dans l’étude des exoplanètes, ces planètes qui tournent autour d’une autre étoile que le Soleil. Cette nuit, l’étudiant François-René Lachapelle espérait accumuler des données sur ce qu’on appelle les « transits » de TRAPPIST-1. Il s’agit de faibles baisses de luminosité qui surviennent quand les planètes passent devant leur étoile. C’est par ces « clins d’œil » que nous font les étoiles qu’on peut détecter les exoplanètes, elles-mêmes trop petites et trop peu brillantes pour être observées directement.

L’étudiant soupçonne que TRAPPIST-1 pourrait cacher une huitième exoplanète. Pour en avoir le cœur net, il étudie les variations de luminosité de l’étoile le plus précisément possible. Plutôt que de se rendre chaque fois sur place, les étudiants et chercheurs confient souvent à l’astronome de soutien la tâche d’accumuler les données pour eux, celle-ci pouvant alors jongler avec les demandes et adapter l’horaire d’observation en fonction de la météo. Cette nuit, malheureusement pour François-René Lachapelle, la météo a refusé de collaborer et les observations ont été impossibles.

Les naines blanches

À la fin de la nuit, Sylvie Beaulieu et Julien Huot ont braqué leur télescope sur des naines blanches. Il s’agit d’étoiles en fin de vie dont la force de gravité est devenue trop faible pour retenir les couches externes, qui sont alors éjectées dans l’espace. Ne reste alors que le cœur de l’étoile.

Les naines blanches dites « DA » sont celles qui ont une couche externe formée d’hydrogène. Et parmi ces dernières, celles qu’on appelle « ZZ Ceti » émettent des pulsations lumineuses. À peine une centaine de ZZ Ceti ont été identifiées jusqu’à maintenant. À l’Université de Montréal, l’étudiant à la maîtrise Olivier Vincent s’est donné comme mission d’en découvrir de nouvelles. « Plus on va trouver de ZZ Ceti, plus on va pouvoir les étudier et les connaître », explique l’étudiant. Le truc pour les repérer est assez simple : braquer un télescope vers une naine blanche et surveiller ses variations lumineuses. L’étudiant en a déjà trouvé plus d’une dizaine depuis le début de ses recherches, et les observations faites cette nuit visaient à en découvrir de nouvelles.

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