Le courrier amoureux de Madame Chose

Beauté désespérée

Chère madame Chose,

Je traverse présentement une rupture amoureuse. Quand on s'est rencontrés, je dansais nue. Lui fuyait un mariage dans lequel il était malheureux. J'avais 22 ans et lui 13 de plus. Je l'ai vu comme un sauveur. Il m'a sortie du milieu des bars de danseuses, dont je me sentais prisonnière. Et puis nous avons été sensibles l'un à l'autre, nous nous sommes fait mille promesses... Mais j'ai vite réalisé qu'on ne sortait pas d'un passé comme le mien sans traumatismes. J'avais une peur bleue de la vie et de l'amour. 

Je suis allée en thérapie et j'ai appris à me connaître. J'ai découvert que j'avais choisi une vie qui ne correspondait pas à ma personnalité : j'étais malheureuse dans mon château de banlieue. J'ai commencé à fantasmer sur une vie d'artiste à Montréal. 

Pour mon chum, hors de question d'élever des enfants en ville! Il a pris mon dégoût de la banlieue pour une trahison. Je me suis mise à étouffer de plus en plus dans cette vie qui ne me ressemblait pas. J'étais toujours frustrée et je lui en voulais, mais j'étais incapable de le quitter. Inconsciemment, je l'ai manipulé en le poussant à agir d'une façon qui m'aiderait à partir.

Maintenant, je me retrouve face à un homme profondément blessé par le rejet que je lui ai fait subir au quotidien. C'est vraiment fini. Mais je me demande comment je vais assumer cette nouvelle vie puisque je l'ai gagnée au prix d'un cœur brisé.

— Anonyme

Chère Anonyme,

Je vais vous donner un nom. Anonyme, je trouve ça platte. Je vais vous appeler Gabrielle, comme la Gabrielle Solis de Beautés Désespérées. Vous devez lui ressembler un peu, à Gabrielle Solis. Avant de rencontrer son Carlos, elle gagnait sa vie en se faisant aller sur les passerelles. Vous gagniez la vôtre en tournant autour d’un poteau. Gabrielle Solis s’est enfermée dans une maison cossue de Wisteria Lane et a essayé d’être une épouse normale. Vous avez essayé la même affaire dans un château de carton en banlieue. Vous allez me dire que c’est pas tout à fait pareil. Et vous avez raison, mais le principe est le même. Gabrielle Solis est sûrement plus manipulatrice que vous, par exemple. Ou pas. Bref, ça ne vous dérange pas si je vous appelle Gabrielle?

La banlieue est remplie de Gabrielle Solis. La ville aussi, remarquez. Les Gabrielle de Laval - et celles de Montréal, aussi - ont toutes un point en commun : elles se font des «accroires». Elles pensent que si elles plantent leurs semis à la bonne date et ont un divan Mariette Clermont, tout va bien aller. C’est sûr qu’on est bien sur un divan cher, mais y se ramasse plein de graines dans les craques pareil. Je dis ça de même.

Vous ne le savez pas, mais je vous vois souvent faire votre jogging, Gabrielle. Pis je vous ai vue à l’épicerie, samedi passé. Vous portiez un skinny jean pis un coton ouaté Lululemon. Vos enfants sont beaux, votre mari aussi. Je me demande comment vous faites pour être musclée pis mince de même. C’est certain qu’il y a beaucoup de fruits pis de légumes dans votre panier. Vous devez pas boire de vin la semaine, non plus. À vous voir, on voit ben.

Je vous ai suivie dans l’allée des produits biologiques. Quand votre mari ne regardait pas ou qu’il courrait après les enfants dans la rangée des chips, vous textiez sans relâche. Je me demande à qui vous parliez. J’espère que c’était à votre amant. Je l’imagine avec une barbe de deux jours et un peu de bedaine. Je m’imagine qu’il est pas mal moins beau que votre mari, mais que vous l’aimez plus que lui. Même s’il habite dans un 4 et demi et qu’il conduit un char-pas-de-l’année. Peut-être aussi que vous étiez juste en train de déplacer votre rendez-vous chez l’esthéticienne ou de jaser avec votre meilleure amie. Elle se demande si elle va se faire injecter du poison dans face pour la faire revenir comme avant, c’est pour ça.

Je vous ai vue aussi dans votre cour arrière, dimanche. Vous désherbiez les plates-bandes. Pis vous aviez l’air de trouver ça platte. Vous êtes restée là deux heures pis après, vous êtes allée faire un tour d’auto. Vous êtes revenue avec des sacs Costco pis Rona. Quand vous vous ennuyez, vous achetez des affaires. Je le sais parce que je fais la même chose, des fois. 

Vous voyez, je vous connais, Gabrielle. J’ai failli m’appeler de même, moi aussi. C’est juste qu’à la dernière minute, j’ai changé d’idée. Me semble que Gabrielle, ça me fait pas bien. Pis y’en a trop de toute façon. J’aime ça être spéciale, moi. Pis j’haïs ça aller chez Rona. J’aime les fruits et légumes, par contre. Pis j’ai couru un demi-marathon, une fois. Coudonc, je me relis pis je me trouve pas claire, claire. Dans le fond, retenez que j’ai passé proche d’être une Gabrielle Solis mais que j’ai décidé que ça m’arriverait pas. Comme vous. Je ne vous dirai pas si j’habite à la ville ou en banlieue, par exemple. Des plans pour que vous voyiez les mauvaises herbes dans mon jardin, les chips dans mes armoires pis la bouteille de gin dans le bac de récupération.

Je sais, je ne réponds pas à votre question. Vous vous sentez coupable. C’est normal. Ça va passer.

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