Collusion aux Pays-Bas

Repartir à zéro

Un gouvernement peut-il continuer de faire affaire avec une entreprise qui a volé les deniers publics pendant des années ? Et que fait-on quand ce n’est pas une entreprise, mais toute une industrie qui est impliquée ?

Confrontés au dilemme voilà 10 ans, les Pays-Bas ont opté pour l’amnistie, jugeant impossible d’interdire tout contrat à la quasi-totalité des compagnies de construction. Mais cette solution vient avec un coût élevé : moins de 2 % de l’argent volé par le cartel découvert en 2002 a été récupéré, selon une évaluation « très conservatrice » d’un économiste néerlandais.

Après l’enquête publique ayant démontré l’existence d’un vaste cartel, le gouvernement néerlandais est rapidement arrivé à un constat : l’ampleur de la collusion était telle qu’en mettre les participants à l’index paralyserait le pays. D’un autre côté, le gouvernement ne pouvait pas simplement fermer les yeux et continuer à octroyer des contrats aux entreprises fautives comme si de rien n’était.

Le Bureau de la concurrence des Pays-Bas (NMa) a donc mis de l’avant un vaste programme d’amnistie. Un ultimatum a été lancé en 2004 à l’industrie, qui continuait à nier toute malversation : en reconnaissant leur culpabilité, les entreprises recevaient une réduction des amendes prévues et retrouvaient le droit de soumissionner.

Les résultats ont été au-delà des espérances. En quelques mois à peine, plus de 1400 compagnies néerlandaises - plus de 60 % de l’industrie - ont reconnu leur participation au cartel. Elles ont reçu un total de 306 millions € en amendes.

En plus des amendes, l’industrie a accepté de verser un dédommagement de 100 millions € au gouvernement pour mettre fin aux poursuites civiles engagées contre elle. De fait, les rares municipalités qui ont malgré tout tenté d’être dédommagées ont échoué.

Si ces sanctions de 406 millions € peuvent sembler énormes, elles restent minimes par rapport à ce que le cartel a réussi à dérober, estime toutefois Marteen Pieter Schinkel, professeur d’économie à l’Université d’Amsterdam. L’universitaire n’a jamais compris pourquoi son gouvernement n’a pas évalué combien d’argent avait été volé par la mise en place du cartel.

Seul chiffre rendu public, la commission d’enquête de 2002 a sommairement évalué que la collusion avait gonflé les prix de 8,8 %. Plusieurs contestent toutefois ce chiffre établi grâce aux rares contrats que les entrepreneurs ont échoué à truquer (environ 5 %). Certaines études estiment plutôt que les contrats pourraient avoir été gonflés de plus de 20 %, peut-être même jusqu’à 30 %, comme ce qui semble avoir été le cas à Montréal. Pour Marteen Pieter Schinkel, la question aurait dû être élucidée ne serait-ce que pour évaluer les amendes à imposer.

En prenant l’estimation de 8,8 % de la commission d’enquête, l’économiste a calculé que l’industrie a détourné un minimum de 1,5 à 2,5 milliards € par an. Le cartel ayant été en place au moins de 1992 à 2001, au moins 15 à 25 milliards € auraient ainsi été payés en trop.

De crainte de voir ses calculs contestés, l’universitaire a toujours refusé de chiffrer le maximum, mais en reprenant ses calculs, on peut facilement doubler, voire tripler la facture. « Juste les chiffres auxquels je suis arrivé sont déjà assez hallucinants comme ça », dit-il.

« Pas un crime »

L’industrie de la construction a longtemps craint de recevoir une facture salée. « Dans les médias, certains disaient qu’il fallait imposer des amendes de plusieurs milliards d’euros : c’était impensable, on ne pouvait pas se permettre ça. C’était une grande crainte dans l’industrie », se rappelle Elco Brinkman, président de l’Association des constructeurs des Pays-Bas.

Malgré les preuves accablantes contre eux, les entrepreneurs ont ainsi longtemps continué à nier toute malversation de leur part. « Disons que l’industrie a pris beaucoup de temps à accepter la situation, dit Elco Brinkman, assurant lui-même avoir ignoré l’existence du cartel. Ça a pris plusieurs mois avant que les entrepreneurs reconnaissent avoir mal agi. Après tout, ce n’est pas ce qu’on pourrait appeler une activité criminelle, il n’y avait aucun lien avec le monde interlope. C’était une activité économique. On a toujours essayé de trouver le meilleur prix. »

L’industrie était d’autant plus réticente à payer des amendes salées que la collusion a en quelque sorte été mise en place par le gouvernement. Les Pays-Bas ont longtemps permis aux entrepreneurs en construction de comparer leurs prix lors des appels d’offres. Ceux qui estimaient avoir fait une soumission trop basse pouvaient se retirer. On cherchait ainsi à éviter la multiplication des extras en cours de chantier. Cette pratique a toutefois été interdite en 1992 par la Commission européenne. Mais loin d’abandonner la pratique, les entrepreneurs ont simplement commencé à se rencontrer en catimini la veille des appels d’offres.

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