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Morts dans l’indifférence

Il n’y a jamais eu autant de corps non réclamés au Québec. Hier, des funérailles remplies d’émotions ont été célébrées à Montréal à la mémoire d’une centaine de disparus dont personne n’avait voulu récupérer la dépouille. Des personnes âgées abandonnées par leurs proches, des sans-abri, des prostituées, des toxicomanes. Autant de gens morts dans l’indifférence.

Le corps penché sur l’une des stèles dédiées aux « défunts non réclamés », Christine se recueille en caressant doucement le monument de sa main gauche.

Il n’y a aucun nom gravé sur la stèle. Seulement une citation de mère Teresa : « Tout geste d’amour, si petit qu’il soit à l’égard du pauvre et de l’indésirable, est important pour Jésus. »

L’ex-toxicomane qui a longtemps vécu dans la rue a au moins une vingtaine d’amis, dit-elle, dont les cendres sont enterrées dans la fosse commune destinée aux corps non réclamés.

« Des chums de gars, des chums de filles » avec qui l’ex-sans-abri a fait « le party » dans les rues du centre-ville et qui ont eu « moins de chance » qu’elle.

D’ordinaire, Christine détonnerait dans une cérémonie funèbre avec son t-shirt noir, ses cheveux en bataille et son chien Chopper qu’elle laisse courir librement dans le cimetière.

Mais pas hier.

Écorchés de la vie

Chaque année depuis quatre ans, l’abbé Claude Paradis préside une cérémonie à la mémoire des gens morts au cours de l’année à Montréal dont le corps n’a pas été réclamé.

Une centaine de personnes se sont déplacées en ce jeudi ensoleillé d’automne au cimetière Le repos Saint-François d’Assise. Sous un petit chapiteau, des aînés côtoient une poignée de sans-abri et d’écorchés de la vie comme Christine.

Avant que la cérémonie ne commence, l’ex-toxicomane raconte à ses voisins de rangée – un couple d’octogénaires – qu’elle est à jeun depuis neuf mois. « Je me suis trouvé une nouvelle gang », dit-elle en montrant fièrement son t-shirt sur lequel on peut lire : « Sober gang Mtl ». Sans filtre, elle leur confie du même coup avoir contracté la tuberculose en 2014 en même temps que trois autres amies « de la rue » qui en sont mortes.

Assis dans les premières rangées, des gens du journal L’Itinéraire sont venus pleurer la perte d’une « membre de leur famille » : Élisabèthe. « Une grande dame marquée au fer rouge par la vie » qui s’appelait autrefois Jocelyn.

Lorsque Élisabèthe a été trouvée morte, en mai dernier, dans son petit appartement situé à un jet de pierre des bureaux de L’Itinéraire, elle était sur le point de subir « l’opération qui réparerait l’injustice d’être née dans le mauvais corps », écrivait en juin la rédactrice en chef du journal, Josée Panet-Raymond, dans un éditorial poignant qui a été lu lors de la cérémonie funèbre d’hier.

Personne n’a réclamé son corps. 

« Quelques jours après son décès, ses maigres possessions ont été cavalièrement jetées au trottoir […]. Tout ça sentait l’abandon, la tristesse, la solitude »

— L’éditorial de Josée Panet-Raymond

Enterrer dans la dignité

« Chaque personne a droit à une sépulture digne », a rappelé le président du C.A. du Repos Saint-François d’Assise, Louis-Philippe Desrosiers, au début de la cérémonie.

Après l’hommage à Élisabèthe, le père Jean Patry, qui œuvre en milieu carcéral depuis 38 ans, s’est avancé au micro à son tour pour rendre hommage à Réal, qui s’est également suicidé cette année.

L’abbé a rencontré Réal à la prison de Bordeaux il y a 25 ans, alors que ce dernier faisait le ménage de la chapelle. « Il nous pétait souvent des crises, il boudait quelques jours, puis il finissait par revenir », se rappelle le père Patry. Après des décennies de misère et des allers-retours en prison, Réal avait trouvé le bonheur il y a trois ans en emménageant dans un minuscule logement de la rue Molson. Mais ses « problèmes » sont revenus et il s’est donné la mort.

« Chaque fois que je passe sur la rue Molson, je suis bouleversé », a témoigné le père Patry, visiblement ému.

Un peu de réconfort

À la fin des funérailles, toutes les personnes présentes ont reçu une petite boîte sur laquelle une image de monarque était imprimée. « Soufflez à travers l’ouverture de la boîte pour aider l’âme des défunts à monter au ciel », a expliqué l’abbé Paradis. En ouvrant leur boîte, les gens ont découvert un véritable monarque à l’intérieur.

Camelot de L’Itinéraire au métro Henri-Bourassa, Tuan, visiblement impressionné, a gardé son papillon sur le bout de son doigt de longues minutes. « Il ne veut pas s’envoler », a-t-il dit en le regardant avec douceur. Le sexagénaire craint de mourir seul. En même temps, voir tous ces inconnus réunis pour honorer la mémoire de gens qui ont vécu des vies semblables à la sienne le réconforte un peu.

« Ils sont décédés seuls, mais ils ne sont plus seuls maintenant », a lancé l’abbé Paradis – lui-même ex-toxicomane et ex-sans-abri – en bénissant les trois stèles érigées à la mémoire des « défunts non réclamés ».

Un triste record

Au Québec, l’an dernier, pas moins de 406 corps n’ont pas été réclamés, un record depuis que le ministère de la Santé et des Services sociaux (morts naturelles) et le Bureau du coroner (morts violentes ou suspectes) compilent les statistiques.

On parle de 296 personnes mortes de cause naturelle auxquelles s’ajoutent 110 autres personnes mortes dans des circonstances violentes ou suspectes. À titre de comparaison, en 2007, 190 corps n’avaient pas été réclamés – les deux catégories confondues.

« La solitude est un problème de société », dit à La Presse l’abbé Paradis en marge de la cérémonie. Depuis 20 ans, le sexagénaire sillonne les rues de Montréal pour venir en aide aux sans-abri et aux prostituées. Il n’a jamais vu autant de gens souffrir de solitude qu’aujourd’hui.

Hier matin, peu avant la cérémonie, une dame âgée lui a téléphoné. Elle sanglotait au bout du fil. Cette femme qui a trois chats comme seule famille lui a demandé de s’occuper de son corps à sa mort. Elle veut absolument être enterrée avec ses trois chats. L’abbé Paradis lui a promis de s’occuper d’elle et de « sa famille ».

Debout un peu à l’écart, vêtu d’un complet chic, le directeur général adjoint du cimetière Le repos Saint-François d’Assise, Alain Chartier, observe la foule hétéroclite avec un regard empathique. « J’espère que ça va rappeler aux gens de prendre leur téléphone ce soir pour appeler un ami, un proche, un grand-parent dont on n’a pas pris de nouvelles depuis longtemps », lâche-t-il avant d’aller rejoindre ses invités spéciaux pour leur offrir un café et un léger goûter.

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